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En 2003, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) ont déployé deux stratégies visant l’initiation à l’allaitement maternel dans la première heure qui suit l’accouchement, ainsi que l’allaitement maternel exclusif pendant les six premiers mois de l’enfant. Ces stratégies étaient fondées sur les multiples bienfaits de l’allaitement maternel pour l’enfant.
Mais, encore aujourd’hui, on observe des disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, notamment au cours des deux premiers jours de l’alimentation du nouveau-né. Cette courte période correspond au don du colostrum, ce liquide jaunâtre sécrété par les glandes mammaires les premiers jours après un accouchement.
C’est avec l’objectif de comprendre ces disparités que nous avons développé entre 2013 et 2016 un programme de recherche fondamentale baptisé « Colostrum » qui a pour objectif d’inventorier et d’analyser les différentes pratiques de don du colostrum dans sept pays de quatre continents : Allemagne, Bolivie, Brésil, Burkina Faso, Cambodge, France et Maroc.
Les bénéfices de l’allaitement maternel pour le nourrisson
Les bienfaits de l’allaitement maternel sont multiples pour le nourrisson. Pratiqué dès la première heure, l’allaitement maternel réduit la mortalité néonatale (jusqu’à 28 jours d’âge) et infantile précoce (jusqu’à 6 mois d’âge). Il favorise également la réduction du risque de surpoids à tous les âges et le développement cognitif, selon des conclusions de l’Agence de sécurité sanitaire (Anses).
Des données suggèrent également d’autres effets positifs de l’allaitement maternel : sur l’immunité, sur les risques de diabète de type 1, de leucémies ou encore d’otites moyennes aiguës (mais seulement jusqu’à l’âge de 2 ans pour ces dernières), d’infections des voies urinaires ou encore d’asthme.
Des avantages aussi pour les parents et pour la mère
Enfin, l’allaitement maternel présente l’avantage économique d’être gratuit et l’avantage psychologique de renforcer le lien entre la mère et l’enfant.
Pour la mère, l’allaitement réduirait le risque de cancer ovarien. Des données scientifiques robustes montrent qu’il prévient le cancer du sein, améliore l’espacement des naissances et pourrait limiter le risque de diabète de type 2 chez la mère.
Peu de données sur le colostrum des premiers jours
On oublie souvent que cet éventail de bienfaits sur le plan de la santé n’est pas dû uniquement au lait maternel. En effet, les premiers jours du nourrissage du nouveau-né, la mère ne lui donne pas du lait mais du colostrum secrété par les glandes mammaires.
Sur le plan nutritif, le colostrum est plus riche en protéines mais plus pauvre en lactose et en lipides. Il se caractérise aussi par une teneur importante en anticorps – à un taux jusqu’à 100 fois plus élevé que dans le lait mature –, en agents anti-infectieux, etc. Bref, sa composition semble particulièrement adaptée pour favoriser le développement du nouveau-né et l’aider à se défendre contre les infections.
Toutefois, les études sur les bienfaits du colostrum restent insuffisantes, surtout dans une perspective bioculturelle.
Malgré le consensus scientifique sur les bienfaits de la pratique de l’allaitement, le colostrum est considéré dans diverses sociétés comme impur et, par conséquent, malsain pour l’enfant, la mère différant l’alimentation au sein jusqu’à ce que le lait s’y substitue.
Anthropologie et biologie du colostrum
Pour comprendre les disparités géographiques, socioéconomiques et culturelles en matière d’allaitement maternel, et notamment celles liées au don du colostrum, notre programme a réuni des chercheurs en sciences sociales et en sciences de la vie.
Notre communauté de chercheurs s’est donné un triple objectif : documenter les pratiques et représentations relatives à cette substance, mieux connaître ses propriétés biologiques et contribuer à l’élaboration de messages efficaces de promotion de sa consommation.
Le programme comprenait trois volets : les deux premiers (anthropologique et biologique) concernaient la recherche proprement dite, le troisième (open science) l’archivage des données anthropologiques.
Le volet anthropologique a consisté à mener des enquêtes ethnographiques sur les pratiques et sur les représentations relatives au colostrum dans les sept pays cités afin d’identifier les variables culturelles susceptibles d’expliquer sa consommation ou sa non-consommation.
Le volet biologique comportait deux axes. Le premier, psychobiologique, a porté sur les propriétés sensorielles et fonctionnelles du colostrum chez la souris et dans l’espèce humaine. Le second, immunologique, s’est attaché à l’analyse du potentiel immunologique du colostrum et de son effet sur la prévention des allergies.
La perspective interdisciplinaire a consisté à mettre en regard les données anthropologiques avec la recherche des bénéfices biologiques du colostrum pour la santé de l’enfant et de la mère.
Dans sa globalité, l’ambition du programme était de produire des connaissances utiles aux politiques de santé publique menées dans les pays enquêtés.
Représentations, perceptions sensorielles et psychobiologie
Les données ethnographiques ont confirmé que cet acte a priori entièrement naturel qu’est le don du colostrum est l’objet de forts investissements culturels. Elles ont également montré que ces derniers se traduisent par une mosaïque de pratiques et de représentations qui est elle-même le fruit d’une hybridation et d’une hiérarchisation des savoirs académiques et traditionnels.
Ainsi, les données de terrain de l’étude que nous avons menée dans une maternité de Phnom Penh, la capitale cambodgienne, illustrent combien sont intriqués les savoirs qui circulent autour de la consommation du colostrum.
Extrait d’un entretien auprès d’une femme âgée de 36 ans ayant accouché de son deuxième enfant. Elle évoque sa crainte de ne pas avoir de lait :
« Il tète, mais il n’y a pas de lait. J’ai donné du lait du commerce sinon il va mourir parce que moi, la maman, je n’ai pas de lait. » (Octobre 2014.)
En Bolivie, les mères ont une connaissance fragmentée du colostrum, contrairement au personnel de santé. Certaines notent une différence avec le lait, d’autres connaissent le nom « colostrum », notamment lorsqu’elles ont déjà accouché en milieu hospitalier. D’autres encore utilisent un autre nom. Beaucoup ne savent rien. Plusieurs mères le considèrent comme de l’eau, « aguita », mettant en doute la qualité nutritive du liquide. D’autres craignent qu’il constipe leur bébé.
Autre exemple, au Burkina Faso, le colostrum est désigné par le terme kinndi en fulfulde (langue peule) qui signifie « quelque chose de trouble », « liquide amer » ou encore « liquide impropre ». La première nourriture du nouveau-né est mise en rapport avec les notions de pollution ou encore avec des croyances thérapeutiques (par exemple, le colostrum provoquerait des diarrhées ou des indigestions).
Quant aux données psychobiologiques, elles ont montré que les nouveau-nés s’orientent préférentiellement vers l’odeur du colostrum lorsqu’elle est simultanément présentée avec l’odeur du lait mature. Les effluves du colostrum sont particulièrement attractifs et appétitifs pour les bébés. Âgés de 2 jours, ils préfèrent l’odeur du colostrum à celle du lait mature.
Enfin, sur le plan immunologique, les expériences réalisées chez la souris ont mis en évidence l’impact majeur du colostrum murin sur la croissance du souriceau.
Auprès de grands prématurés, dans un hôpital de Nice
En termes de recherche appliquée, un projet d’étude clinique a été développé sur les bienfaits de l’administration de colostrum humain aux grands prématurés au sein du service de néonatalogie de l’hôpital l’Archet de Nice (Alpes-Maritimes), qui a accueilli le projet Colostrum après l’aval du comité d’éthique.
La présentation des résultats biologiques et anthropologiques aux sages-femmes, puéricultrices et pédiatres a stimulé l’intérêt pour le don de colostrum dans ce service. La mise en œuvre du programme a permis une augmentation significative du don du colostrum aux grands prématurés. Il est passé de 16 % en 2013 à 68 % en 2016. En outre, les mères recueillent du colostrum jusqu’à 5 fois par jour contre 0 à 1 fois auparavant, ce qui a impliqué le développement de pratiques de don artificiel.
Des données ethnographiques sonores accessibles à tous
Cette recherche a également permis le développement d’un volet science ouverte (voir encadré). Les données anthropologiques et administratives de l’ANR Colostrum sont accessibles sur la plateforme de l’enseignement supérieur et de la recherche Calames, en fonction des règles éthiques et juridiques.
Une science ouverte à toutes et à tous
- Les données ethnographiques sonores de l’« ANR Colostrum » ont été déposées auprès du secteur Archives de la recherche-Phonothèque de la médiathèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) d’Aix-Marseille Université.
- Huit collectes ont été enregistrées en allemand, arabe, espagnol, français, khmer, moré, portugais, tamazight – dans les sept pays des partenaires du programme – soit 92 heures d’enregistrement transcrites et traduites en langue française. Chaque entretien a fait l’objet d’une demande d’autorisation d’utilisation auprès de chaque témoin.
Ce programme peut donc servir de tremplin pour de nouvelles recherches bioculturelles sur cet « or liquide » qu’est le colostrum. L’accès à ces résultats est également rendu possible à tous les citoyens qui le souhaitent, sous réserve des dispositions légales.
Le projet « L’alimentation pré-lactée (don et consommation néonatale du colostrum) : pratiques, représentations et enjeux de santé publique. COLOSTRUM » a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.