
© Documentaire Paris Descartes - Anatomie d'un scandale / iStock
David Artur a réalisé le documentaire Paris Descartes, Anatomie d'un scandale. Il est aussi le fils de José Artur – comédien et animateur du Pop Club sur France Inter – qui avait donné son corps à la science, plus précisément au centre du don des corps de Descartes.
En novembre 2019, la journaliste Anne Jouan révèle les effroyables conditions de conservation et d’utilisation des corps au Centre du don des corps de l’Université Paris-Descartes.
Le documentaire aborde le silence des responsables et la douleur des familles. On y (re)découvre les détails glaçants de cette affaire, des archives, photos et interviews inédites. Le message de David Artur : derrière le corps, il y a un Homme.
What’s up Doc : Les premières minutes du documentaire concernent votre père et son histoire. Est-ce une manière de redonner de l’humanité aux corps malmenés à Descartes ?
David Artur : Effectivement. Ce qui était – et reste – important pour moi, c’est que, même si mon père était une personnalité publique, l’histoire concerne toutes les personnes passées par le Centre du don des corps, anonymes ou non.
Elles venaient d’horizons totalement différents : cela va de héros de la Seconde Guerre mondiale à un boulanger, une couturière… On balaie vraiment tout le spectre social. Et tous étaient animés par la même idée : « Une fois décédé, autant que mon corps serve à quelque chose. » Que ce soit pour qu’un jeune étudiant se fasse la main, ou qu’un grand professeur découvre quelque chose d’utile.
« À Descartes, un vrai problème s’est posé : assez tôt, certains ont oublié la dignité humaine »
Selon vous, qu’est-ce qui a fait que la situation au centre du don des corps s’est autant dégradée ?
D.A. : Le don du corps a permis des avancées majeures : le cœur artificiel Carmat, la reconstruction faciale du Pr Lantieri, etc. Il y a beaucoup de choses qui sortent de là. Mais à Descartes, un vrai problème s’est posé : assez tôt, certains ont oublié la dignité humaine.
La question au cœur du documentaire est : la dignité humaine s’arrête-t-elle après la mort ? Le Pr Olivier Gajey (ancien président du conseil scientifique du Centre Européen d'Études de Sécurité et d'Analyse des Risques) me disait : « La chirurgie, c’est du sang, de la pisse et de la merde ». La chirurgie n’est pas propre ni glamour comme dans certaines séries américaines. Qu’un corps soit « malmené » médicalement pour un geste nécessaire, c’est une chose. Ce qui pose problème à Descartes, ce sont tous les corps utilisés pour autre chose que le but premier.
Au fond, c’est l’histoire d’une marchandisation des corps. Certains revendaient en pièces détachées crânes, ossements, squelettes ; et se sont constitués un parc immobilier. On parle de sommes faramineuses, au point de pouvoir financer un chalet au ski. Bref, ils ont vu une manne, pas des êtres humains.
Dans le documentaire, un interviewé dit : « Tout le monde savait, personne n’a rien dit. » Comment est-ce possible qu’absolument rien ne soit sorti durant toutes ces années ?
D.A. : Un intervenant dans le film parle même du « bal des faux-culs ». Au cœur de l’affaire, il y a un vrai problème de protection corporatiste entre médecins. Par exemple, le Collège des anatomistes se réunissaient tous les quinze jours à Descartes, le samedi matin. Dire qu’ils n’étaient pas au courant, c’est se foutre du monde.
Autre point : un mail du ministère de l’Enseignement supérieur (époque de Frédérique Vidal) part vers le Collège des anatomistes au moment des révélations : « Vous ne répondez à aucune question, et on va vous dépêcher quelqu’un pour vous dire quoi répondre. » Le 27–28 novembre 2019, les échanges sont gratinés : « On ne bouge pas », « Personne ne parle », « Si prise de parole, vous nous en référez avant », etc.
Et puis, tous les médecins passés par Descartes depuis 60 ans savaient, en tant qu’étudiants ou en formation, que c’était l’horreur.
Ceux qui ont voulu tirer la sonnette d’alarme, comme Richard Douard (directeur du CDC, 2014-2017) et Dominique Hordé (secrétaire général du CDC, 2016-2018), ont été sommés de se taire.
Richard Douard n’a pas obtempéré : il a démissionné alors qu’on lui disait de ne pas le faire. Résultat : sa carrière a été « flinguée ». Il ne lui reste aujourd’hui plus qu’à opérer en clinique privée. Un poste de direction du service qui devait lui revenir a été attribué à quelqu’un de moins compétent.
Par ailleurs, avant 2019, avec tous les smartphones, que rien ne soit sorti interroge. Des étudiants nous ont rapporté des pressions du type : « Tu veux être médecin/chirurgien ? Alors ferme-la. »
On découvre aussi, via le documentaire, qu’il y a beaucoup d’« affaires dans l’affaire ».
D.A. : Les préparateurs sont une catégorie à part dans l’université : on ne leur parle pas, ils « ne sentent pas bon », mais on en a besoin. On les laisse dans leur coin. On m’a décrit une photo des années 1960 : dans la cour de Descartes, des préparateurs en blouse, clopes au bec ; à distance, « du reste » du monde universitaire. Un fossé social net.
Dès les années 1950, les préparateurs préparaient et vendaient à la vue de tous dans le hall de Descartes des pièces anatomiques aux étudiants : crânes, bras, jambes articulées, squelettes (pour les plus fortunés), afin de travailler chez eux. L’université a toujours su. Mais de « je revends aux étudiants », c’est devenu « je revends à n’importe qui » (collectionneurs, etc.)
Aucune charge pénale n’a pourtant été engagée contre personne.
Mais avec l’association des familles de victimes, Charnier Paris-Descartes, Justice et Dignité (CDJD), dont je fais partie, nous avons déposé à l’Ordre la plus grande plainte en nombre de plaignants depuis sa création.
Vous parlez de l’Ordre. Qu’on-t-il fait envers les victimes ? Vous ont-ils soutenus ?
D.A. : Pas vraiment, il y a eu pour le moins des manquements. Les médecins se protègent les uns les autres.
« Je crois que les médecins doivent se reconnecter à la société. L’empathie et l’humain sont aussi essentiels que le savoir »
Que faudrait-il changer pour éviter de nouveaux Descartes ?
D.A. : L’État a produit trois textes pour « encadrer » les centres du don des corps. Mais je pense qu’il faut des comités de surveillance dans chaque centre, avec des représentants de la société civile. Nous l’avons proposé au ministère : pas de réponse ; en insistant, on nous a dit qu’il était trop tard. Seule la Pr Brigitte Mauroy (responsable éthique du CDC de Lille) était favorable à cette proposition. Tout de suite, elle nous a dit : « Bien sûr, on accueille quelqu’un. »
Pour moi, il y a trois conséquences à tirer. Premièrement : cette surveillance citoyenne. Ensuite, ne pas tuer le don du corps qui est essentiel pour l’avenir de la médecine et de l’humanité. Il faut aussi informer les jeunes médecins. Qu’ils voient que l’on parle ici du plus grand scandale universitaire et sanitaire de ces dernières décennies afin de ne plus être déconnectés. Enfin, et pas des moindres : redonner de la dignité aux corps humains après la mort.
À la plénière de l’Ordre, Anne Jourdan (journaliste à l’origine de la révélation du scandale) a pris la parole. Elle a dit : « Je suis la fille de deux morceaux de viande maintenus à 4 °C. Mon père a échappé aux charniers de la Shoah ; vous l’avez jeté dans le charnier de Descartes. Qu’avez-vous fait à nos morts ? » Tout est dit : quelles que soient les vies, ce sont des êtres humains.
Un dernier mot ?
D.A. : Ce qui frappe, c’est l’absence d’excuses. Depuis les révélations, personne – ni ministre, ni Premier ministre, ni président, ni professeur de médecine, ni corporation – n’a présenté d’excuses aux familles. Le premier à le faire est Richard Douard dans le documentaire (et parce qu’on le lui demande, pas par réflexe institutionnel).
Je crois que les médecins doivent se reconnecter à la société. L’empathie et l’humain sont aussi essentiels que le savoir.
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