Bientôt, des « smart hôpitaux » ?

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Ces dernières décennies, l’hôpital est devenu l’un des éléments les plus marquants de l’urbanisme. Ce n’est pas l’effet du hasard : sur tous les continents, notre civilisation a progressivement mis en avant la santé. Au point que les édifices religieux sont aujourd’hui concurrencés par ces nouvelles divinités implicites. Ainsi la nouvelle tour du CHU de Rabat, confiée à l’architecte Hakim Benjelloun, culminera à 250 m de hauteur, tandis que le projet « Hospitacitée » conçu par le cabinet Michel Remon & Associés doit redessiner le « skyline » à l’est de Bruxelles. L’intégration de 4 sites du CHwalli de Tournai (cabinet Archipelago), quant à elle, transformera les paysages des bâtiments et clochers. Et l’œcuménisme de la clinique multiconfessionnelle Rhéna (AIA Life Designers), à Strasbourg, symbolise bien ces constructions modernes érigées aux nouvelles valeurs humanistes universelles de santé. On pourrait multiplier les exemples…

Bientôt, des « smart hôpitaux » ?

Qu’il s’agisse de l’urbanisme des grandes métropoles, de villes plus petites ou du milieu rural, les situations sont cependant fort hétérogènes. Les économies d’échelle, issues du monde des entreprises industrielles (« mergers and acquisitions »), se sont imposées pour concentrer les meilleures compétences et des spécialités nombreuses, assurer la qualité des soins et la sécurité médicale. Certes, la médecine va continuer d’y voir le jour. Les hôpitaux sont devenus des lieux de techniques médicales, c’est-à-dire de technologies ET de compétences humaines, de savoir-faire (les skills du monde anglo-saxon). Mais une majorité d’hôpitaux a été construite en périphérie des villes, en s’éloignant des lieux de vie, d’habitat ou de travail.

L’actualité nous le montre bien : ces modèles n’ont pas que des avantages. Comme le soulignait l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher, la complexité croit de manière exponentielle, plutôt que de façon proportionnelle et linéaire avec la taille des organisations. Et de fait, différentes « déséconomies d’échelle » viennent sourdre où l’on ne les attend pas, ici dans la bureaucratie, là dans le glissement des tâches ou les surqualifications dispendieuses, les défauts de communication entre silos trop spécialisés, les erreurs médicales, le burn-out, et le manque de temps consacré aux patients

Les solutions de l’ingénierie et de l’architecture

Comment associer les atouts des grands centres hospitaliers à l’agilité et à la facilité d’accès des établissements de proximité ? Dans ce monde de la santé sous tension, les sciences de l’ingénieur et l’architecture pourront apporter des solutions, en rendant plus humains les services hospitaliers : il s’agira de fluidifier les parcours pour diminuer les temps d’attente, perfectionner les stratégies cliniques, mieux répartir l’offre de soins. Et de ce point de vue, certains courants architecturaux méritent qu’on leur prête attention, à l’instar de la « layer approach ».

Dans cette approche, les bâtiments édifiés sur un même campus hospitalier ont des cycles de vie séparés, ce qui permet au cours du temps de les transformer indépendamment les uns des autres. Les plateaux médico-techniques, par exemple, sont ceux qui dépendent le plus d’évolutions rapides et peu prévisibles de hautes technologies, avec des installations complexes liées notamment aux divers fluides et aux contraintes électromagnétiques : leurs cycles de vie n’excèdent pas une quinzaine d’années aujourd’hui. Les bâtiments d’hospitalisation, en revanche, peuvent être prévus pour quelques décennies supplémentaires, avec la possibilité de les reconvertir. Quant aux plates-formes logistiques non médicales (blanchisseries, restauration, magasins…), qui n’accueillent ni les patients, ni leurs familles, elles sont le plus souvent éloignées des hôpitaux, sur des fonciers meilleur marché. À l’inverse, des chambres d’hospitalisation construites au-dessus d’un plateau médico-technique obèrent partiellement la flexibilité.

Des approches alternatives

De petits établissements ont été construits sur ce modèle aux Pays-Bas – l’hôpital de Martini a préfiguré ce mouvement à Groningen – ou en Belgique – c’est le cas de l’hôpital de Maas & Kempen. Le cabinet d’architecture belge Art & Built, qui a gagné le concours du nouveau CHU de Nantes, a aussi conçu les plans selon cette approche. Et l’on notera que lors du dernier congrès de l’Union des architectes francophones en santé (UAFS), en octobre 2019, Raymond Bertrand, de l’agence Patriarche office of architecture, a évoqué l’émergence du concept de « dedumbling », qui consiste à regrouper les bâtiments par fonctions similaires.

Enfin, pour le nouveau CHU de Guadeloupe, concours remporté par Laurent Marc Fischer (Architecture studio), il a été demandé de séparer les édifices par niveau de complexité. Les plans Building Information Modeling (BIM) de cet hôpital illustrent de manière particulièrement éloquente cette séparation : on peut y voir une variante de la « layer approach ».

À cette nouvelle philosophie, nous apportons un prolongement naturel, dans une vision territoriale plus appropriée de l’offre de soins : celle des « smart hôpitaux ». Nous préconisons qu’une partie des « entrées » des hôpitaux, c’est-à-dire les consultations et les urgences – dont les tailles ont augmenté de manière non contrôlée, voire démesurée, depuis une quarantaine d’années – quittent les campus hospitaliers. Elles seraient conçues sous forme de satellites, et localisées à proximité des quartiers d’habitation ou dans les déserts médicaux.

Faire sortir les entrées

En clair, il s’agit de « faire sortir les entrées », pour se rapprocher de la population. Outre une prise en charge plus humaine des patients âgés souffrant de pathologies chroniques, de polypathologies et de handicaps, cette approche a d’autres vertus. Elle pourrait désengorger les grands établissements supports, permettre des économies de transport, des attentes moins longues, un meilleur maillage du territoire avec des synergies public/privé plus simple, et contribuer à la nécessaire généralisation des systèmes d’information. Elle autoriserait par ailleurs une gestion optimisée, avec des structures plus petites, mais aussi l’intégration d’entités médico-sociales aujourd’hui balkanisées, ou encore une meilleure répartition et continuité de l’offre de soins… En bref, cette approche aurait le mérite d’intégrer des outils de santé à proximité des quartiers, des villes ou des villages où vivent et travaillent les gens.

Il existe déjà des concepts similaires. En Europe, citons en Allemagne les Medizinische Versorgungszentren (MVZ), qu’a relancé en 2013 la réforme Schroeder, et dont certains ont permis d’associer à des centres hospitaliers des antennes de consultation dont ils ne disposaient pas. Citons aussi en Catalogne, un maillage de centres de soins primaires très efficaces (les 400 « centros de Atención Primària ») qui depuis peu disposent d’urgences, et sont reliés en permanence à tous les autres établissements par un système d’information généralisé.

Pourquoi des « smart » hôpitaux ? Et pourquoi cette appellation ? Dans ces centres de soins de proximité, il ne s’agit plus de diminuer la taille de l’établissement, car dans un souci d’économie d’échelle et de sécurité, les hôpitaux locaux ont d’ores et déjà été regroupés. L’objectif est plutôt de disposer d’entités inédites, avec des professions nouvelles capables de prendre en charge le suivi d’une population donnée (par exemple, identifiée comme fragile).

Ces entités disposeraient de services de suivi et d’assistance aux patients chroniques et de suivi des maternités, avec des consultations, de la télé-surveillance, des prélèvements d’échantillons à destination des laboratoires d’analyses biologiques, et une capacité diagnostique minimale pour évaluer le non programmé. Enfin, on le devine : pour que de tels établissements puissent fonctionner, il faut impérativement qu’ils soient reliés entre eux et avec les établissements supports par un système d’information et un modèle économique unique et cohérent. Car il n’est évidemment pas question d’amputer ces derniers des recettes significatives liées aux prescriptions secondaires.


Pour en savoir plus, lire Architecture et ingénierie à l’hôpital : Le défi de l’avenir. Sous la direction de François Langevin, préface de Gérard Vincent, Presse de l’EHESP, 2018 (ouvrage lauréat du Concours Roberval fin 2019 de la meilleure littérature scientifique francophone dans la catégorie enseignement supérieur).

The Conversation

François Langevin, Professeur, Ingénieur Biomédical Hospitalier, École des hautes études en santé publique (EHESP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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