Wake up or die !

Article Article

Prophète égaré pour certains, visionnaire pour d’autres, Laurent Alexandre n’est pas un médecin comme les autres. Auteur de « punchlines » largement relayées dans la presse grand public, il est notamment célèbre pour avoir déclaré que l’homme qui vivra 1 000 ans est déjà né. C’est un homme pressé, et résolument tourné vers la médecine du futur, que What’s Up Doc a intercepté en transit entre deux trains à la gare du Nord.

Wake up or die !

Chirurgien urologue de formation, il a arrêté d’exercer pour se faire entrepreneur : ses centres d’investissement vont de l’internet médical (il a fondé Doctissimo) au séquençage du génome (il dirige DNAVision, une start-up belge qui se définit comme le leader européen en ce domaine).

WUD On vous connaît surtout comme entrepreneur et comme essayiste. On en oublie presque que vous êtes médecin. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours ?
LA J’ai fait de la chirurgie urologique et de  la neuropharmacologie à la Pitié-Salpêtrière,  puis à Bicêtre. J’ai arrêté d’y travailler en 2007,  et je n’exerce plus.

WUD Vous êtes aussi passé par Sciences Po, HEC, l’ENA… La médecine, c’était trop petit pour vous ?
LA Non. J’ai fait cela pour comprendre comment fonctionne l’économie. Je ne voulais pas être comme la plupart de mes collègues, qui ne comprenaient  pas le monde dans lequel allait évoluer la santé.

WUD C’est ce qui vous a donné le goût d’entreprendre ?
LA Oui. J’ai commencé à fonder des boîtes, et notamment une entreprise baptisée Medcost,  à partir de la fin des années 1980. Medcost faisait  de l’économie de la santé et du développement informatique. Elle était cotée en bourse.  J’ai aussi créé Doctissimo en 2000. C’était le moment où jamais, il fallait faire de l’Internet médical. Parmi les nombreux sites créés à l’époque, Doctissimo est le seul qui se soit bien développé.

WUD Qu’est-ce Doctissimo avait de mieux  que les autres ?
LA La chance, le hasard…

WUD Et plus sérieusement ?
LA Il était mieux référencé. C’est une question  qu’on avait particulièrement travaillée. Quand je suis parti, Google nous envoyait un million de personnes par jour. Gratuitement.

WUD Comment passe-t-on de Doctissimo  à DNAVision ?
LA DNAVision est une entreprise qui travaille  sur le décryptage du génome. Il y a eu le moment Internet, et maintenant, c’est le moment ADN et neurotechnologies. Ce sont mes deux principaux centres d’investissement aujourd’hui.

WUD Et maintenant, vous vous définissez comme…
LA Un industriel.

WUD Et pas comme médecin ?
LA Aussi. Comme un médecin, et comme  un industriel qui réfléchit un peu à l’avenir  de la médecine.

WUD Et quelle est la prochaine étape ?
LA J’ai 55 ans, c’est bientôt la retraite.

WUD Je n’y crois absolument pas.
LA Comme vous voulez [sourire].

WUD Vous êtes partie prenante d’une révolution NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, Sciences cognitives) dont vous prédisez qu’elle va tout changer, vous n’allez pas arrêter…
LA Je ne suis pas partie prenante, je suis un commentateur.

WUD DNAVision se définit comme le leader du séquençage ADN en Europe. Vous êtes modeste ou vous refusez d’en parler ?
LA Il y a plein de gens qui sont acteurs dans cet univers-là. Je suis un petit startupper dans le monde des NBIC.

WUD Prenons les choses différemment.  En quoi une entreprise comme DNAVision va-t-elle faire évoluer la médecine ?
LA Le séquençage est structurant pour la médecine. Une tumeur, c’est 20 000 milliards d’informations. Aucun cerveau humain ne peut traiter autant d’informations pendant une consultation de 10 minutes. Par la montagne de données qu’il génère, le séquençage organise le transfert du pouvoir médical vers les algorithmes et les sociétés qui contrôlent l’intelligence artificielle. C’est en cela qu’il organise une mutation radicale de l’exercice médical. À terme, on va vers la perte par les médecins du pouvoir médical, et c’est quelque chose dont ils n’ont pas pris la pleine mesure.

WUD C’est un cri d’alarme ?
LA J’alerte beaucoup les médecins. J’essaie de les convaincre qu’il se passe quelque chose qu’il faut regarder plus attentivement. Mais le corps médical est très éclaté, les médecins étant très individualistes. Il n’offre pas de réflexion prospective, pas d’espace où l’on raisonne à 10 ans.

WUD Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour créer ces espaces ?
LA Il faudrait rajeunir les organisations professionnelles et le mandarinat. La médecine d’aujourd’hui est une discipline où les gens de ma génération, qui sont des gens âgés, ont le pouvoir, alors qu’il faudrait le donner aux jeunes. C’est comme si dans l’informatique on avait gardé pendant 30 ans des cobolistes [COBOL est un langage informatique créé en 1959, ndlr], au lieu de faire venir des spécialistes du Web.

WUD Pensez-vous que les jeunes médecins sont préparés à la révolution que vous prédisez ?
LA Ils sont très mal formés. La formation des jeunes médecins est faite par des gens qui sont tout à fait respectables sur le plan professionnel, mais qui sont assez peu portés sur le futur. Par exemple, la réflexion des jeunes médecins sur la robotisation intégrale de l’acte chirurgical n’a pas commencé. On continue à leur apprendre la cousette alors que la mutation chirurgicale est en route, et que vers 2035, on ne touchera plus un malade.

WUD Ce monde où on ne touchera pas les malades, c’est presque un monde où il n’y aura pas besoin de médecins. Qu’est-ce qui va rester ?
LA Entre la robotisation intégrale de l’acte chirurgical et le développement des systèmes experts, qui sont seuls capables de traiter des milliers de milliards d’informations, on peut en effet réfléchir à ce qui va rester au médecin. Est-ce qu’il va devenir un coach, un soutien psychologique, un coordinateur, un manager de soins ? Il y a plusieurs scénarios, et le futur sera ce que les médecins en feront. Mais s’ils ne se secouent pas, s’ils ne font pas plus de prospective, la messe est dite, le corps médical sera vassalisé, bien plus paupérisé qu’aujourd’hui. Le pouvoir médical sera dans les mains des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon, ndlr]. Le médecin aura en 2030 le statut de l’infirmière en 2015.

WUD Ce que vous décrivez semble surtout s’appliquer au monde de la médecine de pointe, mais le travail du généraliste n’est-il pas destiné à rester ?
LA Je pense qu’un système expert dans le cabinet du généraliste pourrait faire beaucoup de bien aux patients. Au moins autant que chez le spécialiste. Parce qu’aujourd’hui la rationalité du parcours de soin n’est pas optimale, c’est le moins qu’on puisse dire.

WUD Mais dans le travail d’un généraliste, il y a une forte composante sociale. L’algorithme sera-t-il capable de le prendre en charge ?
LA Ça, c’est le travail d’une assistante sociale.  Il n’y a pas besoin d’être médecin avec bac+15  pour être assistante sociale. Le travail d’un généraliste a deux facettes : assistante sociale  d’un côté, et c’est à la portée d’un bac+3.  Ce n’est pas la peine d’apprendre comment fonctionne une mitochondrie. Et puis il y a le travail technique, qui, lui, sera nécessairement modifié par cette médecine algorithmique.

WUD Vous nous annoncez donc la mort du généraliste ?
LA Là encore il y a plusieurs scénarios.  Soit le généraliste se contente d’être une assistante sociale, soit il devient un coordinateur, avec des compétences informatiques plus fortes et des compétences en économie de santé. Mais cela suppose un changement radical dans l’organisation des études, une élévation du niveau des généralistes, des formations complémentaires. C’est malheureusement le scénario le moins probable.

WUD Est-ce que c’est forcément mauvais pour le patient ?
LA Non. Mais en tant que médecin, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un autre scénario pourrait être possible si les médecins étaient moins « cons ».

WUD À part la vôtre, peu de voix portent ce message. Avez-vous l’impression de prêcher dans le désert ?
LA Non, pas complètement. Je suis une petite voix parmi d’autres, à essayer de faire bouger nos collègues. Mais c’est un exercice compliqué, je le reconnais.

WUD Peut-être est-ce parce que vous dites des choses que les gens n’ont pas envie d’entendre…
LA Ils ne peuvent pas entendre. Ils ne connaissent pas les technologies de l’information. Ces prophéties leur semblent complètement décalées, hors-sol. Mais quand en 1995, j’expliquais qu’Internet allait compter en médecine, les médecins étaient aussi dubitatifs.

WUD Vous vous voyez donc comme un visionnaire ?
LA Non. Disserter sur le futur, surtout quand on a des tendances interpénétrées, interconnectées, c’est une seule promesse : dire beaucoup de bêtises.

CURRICULUM VITAE

1977 • Études de médecine et internat (chirurgie urologique) à la Pitié-Salpêtrière
1989 • Diplômé de Sciences Po Paris
1990 • MBA à HEC
1994 • Diplômé de l’ENA,  promotion Antoine de Saint-Exupéry
1990 • Création de Benefit, sa première entreprise
1994 • Fondateur de Medcost
2000 • Fondateur de Doctissimo
2004 • Fondateur de DNAVision
2007 • Arrêt d’exercice de la médecine

PUBLICATIONS ET OUVRAGES

•  La mort de la mort, J.-C. Lattès, 2011
•  La défaite du cancer, J.-C. Lattès, 2014 

Twitter @dr_l_alexandre

Les gros dossiers

+ De gros dossiers