La gestionnite en santé, une maladie chronique ?

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La gestionnite en santé, une maladie chronique ?

Tous les mois, à l’occasion de son séminaire sur le futur de la santé, l’Espace éthique Île-de-France s’attache à imaginer un système de soins différent. La semaine dernière, c’est le sociologue Albert Ogien (EHESS) qui s’est prêté à l’exercice, afin de réfléchir à la possibilité d’une santé sans standard. L’occasion pour What’s up Doc de discuter avec ce spécialiste de la « gestionnite » dans l’action publique.

 

What’s up Doc. Vous avez beaucoup travaillé sur ce que vous appelez l’esprit gestionnaire. De quoi s’agit-il ?

Albert Ogien. Il s’agit d’utiliser la quantification pour transformer l’action publique. Cette « modernisation de l’État », comme l’appelle l’OCDE, a occupé les gouvernements des démocraties avancées depuis le tournant néolibéral des années 80. Concrètement, ça veut dire : alléger les impôts des riches, diminuer le nombre de fonctionnaires, réduire le coût des services publics. Et cela grâce à l’informatique et aux méthodes de management issues des entreprises.

WUD. Comment en êtes-vous venu à étudier cette « gestionnite » en santé ?

AO. J’ai commencé par le secteur des allocations familiales. Et puis les méthodes mises en œuvre à la caisse d’allocations familiales se sont étendues à la santé dans les années 90. C’est là que j’en suis venu à étudier l’informatisation à l’assurance maladie. Dans L’Esprit gestionnaire (paru en 1995, ndlr), je décrivais le sens de la démarche qui se mettait en place. Vingt ans plus tard, on y est.

WUD. Comment ça se traduit ?

AO. En médecine de ville, ça a consisté à encadrer l’activité des libéraux, avec la codification des actes et des pathologies. J’ai observé les négociations : les médecins n’en voulaient pas parce qu‘ils savaient que ça allait ruiner la médecine libérale. Il y a eu le même processus à l’hôpital, avec l’introduction du PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information, ndlr), préalable à la tarification à l’activité.

WUD. Cet esprit gestionnaire est-il contradictoire avec le soin ?

AO. En tout cas, la médecine a ceci de particulier qu’elle traite de la vie et de la mort. Est-ce qu’on peut dire, comme en Angleterre, que quelqu’un qui souffre des reins à 70 ans ne doit pas avoir une dialyse parce que ce n’est pas rentable ? Lors des négociations sur la codification des actes, les médecins disaient aux énarques : si vous assumez la charge juridique au cas où le patient meurt, alors on accepte de le faire…

WUD. Parce que la vie et la mort ne sont pas quantifiables ?

AO. Eh bien oui, parce que ce n’est pas quantifiable. Il y a ce cas très connu d’un économiste qui tapait toute la journée sur la sécu. Et puis il a eu un accident cardiaque, est allé à l’hôpital… et a changé totalement d’avis. (Rire.)

WUD. Donc pour vous, l’esprit gestionnaire est forcément nocif ?

AO. L’informatisation et la quantification du monde social peuvent avoir des effets magnifiques mais le problème c’est qu’elles sont tombées dans une période de restriction budgétaire. Longtemps, l’esprit gestionnaire a été justifié par la question du gaspillage : les responsables de la santé pensaient qu’il y avait 10 milliards par an qui partait pour rien. Ce que leur disent maintenant les hospitaliers, c’est qu’on est arrivés à l’os.

WUD. Existe-t-il un contre-modèle ?

AO. Non, enfin… Le mouvement modernisateur est très lié à l’idée qu’on peut réguler les conduites humaines par le marché et la concurrence. Les contre-modèles ne peuvent venir que de l’organisation générale de la société, et c’est un mouvement long. Or pour l’instant, c’est encore le modèle libéral qui prévaut, même s’il est à bout de souffle. La santé ne fait que s’aligner là-dessus.

WUD. Quelle perspective engageante !

AO. C’est encore ouvert. Si on vous demandait si vous seriez prêt à laisser des personnes mourir faute d’argent, vous diriez non. « T’as pas d’argent donc tu meurs » est une phrase difficile à admettre. À moins d’un saut dans l’inhumanité… Chez nous, il y a une résistance à ça. On est dans un bras de fer entre les gens qui pensent qu’on doit rationaliser la médecine et ceux qui pensent qu’il ne le faut pas.

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