Christian Lehmann, entre pessimisme et réalisme

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Une vingtaine de livres et 32 ans d’exercice libéral au compteur : rien à dire, le Dr Christian Lehmann a roulé sa bosse. Il a recu What’s up Doc dans son cabinet de Poissy, dans les Yvelines. Entre littérature, médecine générale et politique, rencontre avec un homme de combat un rien désabusé.

Christian Lehmann, entre pessimisme et réalisme

What’s up Doc. On a souvent de toi l’image d’un généraliste qui aime pousser un coup de gueule dans les médias de temps en temps. Ça te correspond ?

Christian Lehmann. Cette image est un bagage encombrant. Être le râleur de service, ça m’intéresse moyennement. Si je me suis battu contre les franchises médicales, par exemple, ce n’est pas parce que je me suis dit : « Quel créneau ! ». C’est parce que je trouvais cela hallucinant de bêtise. Ce n’est pas un plan de carrière, ça m’a bouffé du temps et de l’énergie, ça a empiété sur ma vie personnelle et sur l’œuvre littéraire que j’essaie de construire.

WUD. Justement, comment a-t-elle démarré, cette histoire de franchises ?

CL. C’était au mois de juin 2006, l’UMP faisait sa convention santé. J’ai quitté le cabinet pour la journée et je me suis fadé l’intégralité des débats. Sarkozy est arrivé et a fait son grand discours sur les franchises et la responsabilisation des patients. Quand j’ai entendu ça, je me suis rendu compte que ses franchises allaient se payer dans la chair des malades : entre deux blagues à la Trump, c’étaient les diabétiques et les cancéreux que ce type voulait responsabiliser.

WUD. Donc, tu es rentré au cabinet, et…

CL. Et j’ai compris que personne n’allait dénoncer cela. Je l’ai fait, j’ai écrit un livre là-dessus : Les Fossoyeurs. J’ai appelé les journalistes que je connaissais… Ils m’ont tous dit : « C’est intéressant tes franchises, mais le thème de la campagne, c’est l’identité et le drapeau. » À quoi est-ce que cela sert d’être Cassandre si personne n’écoute ?

WUD. Tu n’étais probablement pas aussi pessimiste à tes débuts. Comment es-tu devenu médecin ?

CL. J’ai grandi dans la France des années 1970, dont on a aujourd’hui du mal à imaginer la pudibonderie. Je dis souvent que je suis devenu médecin parce que je voulais voir des gens nus. Pas forcément sans vêtements, mais dans le nu de la vie.

WUD. Mais tu avais déjà des ambitions littéraires…

CL. Oui. Tout le monde me poussait à faire des études de lettres, pour devenir prof et avoir du temps pour écrire. Pour moi c’était terrifiant, les écrivains que j’aimais, c’étaient des gens comme Burroughs, Bukowski… qui avaient vu le monde avant de l’écrire. J’étais bien conscient à cet âge-là que je n’avais rien à dire à personne. Et je voulais faire un métier qui soit utile aux gens. J’ai donc abandonné mes projets pour être médecin.

WUD. Tu as toujours voulu faire de la médecine générale ?

CL. Absolument. J’ai eu la chance de faire la majorité de mes stages à l’hôpital de Poissy. C’était un peu l’abbaye de Thélème de Rabelais, notre devise était « Fais ce que voudras ». Je n’ai pas connu la lourde hiérarchie de certains hôpitaux parisiens, tant mieux. Mais j’avais conscience de la différence entre la façon dont tu abordes le patient quand tu es à l’hosto et quand tu es en ville. À l’hosto, j’ai vite saisi que nous n’étions que de passage dans la vie des gens. Souvent, à partir du moment où un patient est sortant, pour l’hosto, il n’existe plus. Alors que pour moi, c’est l’inverse : c’est une fois que le patient est sorti que tout commence.

WUD. Et comment t’est revenue ta vocation littéraire ?

CL. Quand je me suis installé en libéral. J’avais 26 ans. À l’époque, ça n’était pas comme aujourd’hui, tu ramais avec cinq ou six patients par jour. Je me suis dit : « Tu as du temps, tu peux faire soit un ulcère, soit quelque chose de positif ». Il y avait des bribes de textes que j’avais commencé à écrire… et je m’y suis mis.

WUD. Et tu as galéré longtemps avant d’être publié ?

CL. Deux ans. Quand mon premier éditeur a accepté mon premier manuscrit, je me suis liquéfié. C’était un peu l’inverse de ce qui se passe dans Brazil, quand le héros voit les murs se rapprocher : pour moi, les murs ont repris leur place. Jusque-là, j’étais bloqué dans mes seize mètres carrés. La littérature m’a permis d’avoir une vie dans la ville, avec une utilité sociale, et d’avoir à côté une vie d’écrivain qui me permettait de m’exprimer comme individu.

WUD. Tu écris beaucoup, et pour différents publics. Pourquoi ?

CL. Parce que j’ai envie d’être un écrivain pour tout le monde. Parfois, quand l’inspiration vient, c’est un petit conte pour enfants. Parfois c’est un roman pour adolescents. Mais ils ont généralement tendance à devenir assez noirs et à se transformer en littérature adulte.

WUD. Tu es également très actif sur Twitter. C’est une manière de toucher un autre public ?

CL. Clairement. Des médecins qui ont aujourd’hui une trentaine d’années ont souvent du mal à imaginer l’isolement dans lequel nous étions dans les années 1980, avant internet. Du jour au lendemain, on a eu des listes d’e-mails, on parlait entre nous, et on pouvait résister ensemble. Maintenant, avec Twitter, on a un outil pour bousculer les pouvoirs. Si la ministre sort une ânerie, on ne se gêne pas pour l’allumer.

WUD. C’est sûr que toi, tu ne te gênes pas…

CL. Oui, mais je ne suis pas le gueulard au fond de la salle qui braille « Vous êtes tous pourris ». Je me suis battu avec les gens d’Act Up et Bruno-Pascal Chevalier, j’ai combattu les franchises, je sais d’où je viens. Et à la différence du Christian Lehmann de 2007, qui était dans un combat, qui devait convaincre les médias, je n’ai rien à vendre, personne à épargner. Je peux publier exactement ce que je pense. Mais soyons clair, ça ne va pas changer le monde.

WUD. Tu es vraiment inquiet pour l’avenir de la médecine générale ?          

CL. Il est bien tard pour la sauver. C’est un peu comme dans Game of Thrones où à un moment, l’un des personnages dit : « Si vous croyez que ceci va bien se terminer, c’est que vous n’avez pas bien suivi ». Mais ce n’est pas à un vieux con de 58 ans de dire aux jeunes de baisser les bras. Je n’aurais pas accepté ce discours condescendant venant d’un homme de mon âge quand j’avais celui des lecteurs de What’s up Doc. Je ne vais donc pas le tenir aujourd’hui. Mais je dois avouer que je ne suis pas super optimiste.

WUD. Tu n’es pas non plus du genre à dire « C’était mieux avant »…

CL. Quand je discute avec des confrères plus jeunes, ils me disent souvent : « Non mais regardez l’état dans lequel vous nous laissez la médecine ». J’ai envie de leur dire : « Regardez l’état dans lequel nous l’avons trouvée ».

WUD. Et alors, c’était comment ?

CL. On était taillables et corvéables à merci. On n’était que des généralistes, et les autorités devaient se dire qu’on était un peu cons, sinon on aurait fait de la vraie médecine. On avait des obligations de garde la nuit, entre deux journées de travail. Si jamais on n’allait pas en visite chez quelqu’un qui nous avait appelés, on pouvait avoir une réprimande de l’Ordre... Il nous a fallu batailler pour faire admettre que la médecine générale est quelque chose de complexe, qu’il faut avoir les moyens de la pratiquer de manière indépendante de l’industrie pharmaceutique. Aujourd’hui, quand on dit « Big Pharma », tout le monde sait ce que c’est, c’est presque une blague. Mais pour nous ça n’était pas une blague du tout.

WUD. Puisque tu constates que les choses se sont améliorées, qu’est-ce qui te fait dire que cela ne va pas continuer ?

CL. Aujourd’hui, le problème majeur, à mon sens, c’est la collusion entre le politique et les assureurs : les dépenses de santé passent aux assureurs privés, en douce. Il y a aussi une forme de délire réglementaire : pour chaque type qui bosse sur le terrain, il y en a quatre dans une administration qui lui disent comment faire, alors qu’ils n’y connaissent rien. Dans une ville comme Poissy qui est en voie de désertification, la Sécu fait passer des publicités pour demander si on ne veut pas devenir médecin-conseil. Comme si on avait besoin de plus de gens pour tamponner des documents, et de moins pour soigner la population qui vieillit !

WUD. Si tu étais ministre de la Santé, et que tu pouvais prendre une mesure qui te rendrait ton optimisme, laquelle serait-ce ?

CL. C’est difficile, tu sais bien que ça n’arrivera jamais. Une mesure de bon sens, ce serait de remettre en place l’option « médecin référent »*. À 45 € par patient et par an, tu peux embaucher un secrétariat administratif, travailler avec une infirmière, et dégager du temps médical. Et au final, ça coûte moins cher : si l’hôpital est en train de crouler, c’est parce qu’il n’y a pas d’investissement sur la première ligne de soins.

WUD. Dernière question : tu es encore syndiqué ?

CL. Il faut demander ça à Jean-Paul Hamon et à la FMF (Fédération des médecins de France, ndlr), parce que je n’ai pas payé ma cotisation cette année. Je suis comme de nombreux médecins encore syndiqués, je paie un an sur deux, en me disant que je ne peux pas laisser les potes tomber.

 

* Instaurée en 1997, l’option « médecin référent » introduisait un paiement par capitation du médecin généraliste. Le patient ne payait que le ticket modérateur, et le médecin était rémunéré par un forfait annuel pour chaque patient. Ce système a été supprimé dans la convention de 2005.

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Biblio sélective

La Folie Kennaway (1988)
La Tribu (1990)
No pasarán, le jeu (1996)
Une éducation anglaise (2000)
Patients si vous saviez, Confessions d'un médecin généraliste (2003)
Les Fossoyeurs (2007)

Bio express
1983 : Faisant fonction d’interne en Usic à l’hôpital de Poissy
1984 : Installation en libéral à Poissy
1988 : Premier roman, La Folie Kennaway
2006 : Début du combat contre les franchises
2007 : Lancement du blog En Attendant H5N1
2008 : Son ami et allié Bruno-Pascal Chevalier meurt sans avoir vu l’abolition des franchises.

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