Cette décision ne rend pas les interruptions de grossesse illégales mais renvoie les Etats-Unis à la situation en vigueur avant l'arrêt emblématique "Roe v. Wade" de 1973, quand chaque Etat était libre de les autoriser ou non.
Compte tenu des fractures dans le pays, une moitié des Etats, surtout dans le Sud et le centre plus conservateurs et religieux, pourraient les bannir rapidement.
"La Constitution ne fait aucune référence à l'avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit", écrit le juge Samuel Alito au nom de la majorité. Roe v. Wade "était totalement infondé dès le début" et "doit être annulé".
"Il est temps de rendre la question de l'avortement aux représentants élus du peuple" dans les parlements locaux, écrit-il encore.
Cette formulation est proche d'un avant-projet d'arrêt qui avait fait l'objet d'une fuite inédite début mai, provoquant d'importantes manifestations dans tout le pays et une vague d'indignation à gauche.
Depuis le climat était extrêmement tendu autour de la Cour, où une imposante barrière de sécurité a été installée pour tenir les protestataires à distance. Un homme armé a même été arrêté en juin près du domicile du magistrat Brett Kavanaugh et inculpé de tentative de meurtre.
Aujourd’hui, dès l'annonce de la décision, des manifestants ont afflué par centaines vers le temple du droit à Washington, avec des larmes de joie ou de tristesse.
Dans les rangs officiels, les réactions étaient également aux antipodes. La principale organisation de planning familial a promis de continuer à "se battre" pour garantir l'accès à l'avortement, l'ancien président démocrate Barack Obama a dénoncé une "attaque contre les libertés fondamentales de millions d'Américaines".
Mais l'ancien vice-président républicain Mike Pence, un fervent chrétien, a salué un arrêt qui "répare une erreur historique", tandis que le groupe d'opposants à l'avortement Pro-Life Campaign évoquait "une journée mémorable pour les droits humains".
Le président Joe Biden, fervent catholique qui a promis d'agir par décret pour protéger l'accès à l'interruption volontaire de grossesse, devrait s’exprimer aujourd’hui.
Cette décision va à l’encontre de la tendance internationale à libéraliser l’IVG
L'arrêt publié vendredi "est l'un des plus importants de l'Histoire de la Cour suprême depuis sa création en 1790", remarque le professeur de droit de la santé Lawrence Gostin. "Il est déjà arrivé qu'elle change sa jurisprudence mais pour instaurer ou restaurer un droit, jamais pour le supprimer", dit-il à l'AFP.
La décision va à contre-courant de la tendance internationale à libéraliser les IVG, avec des avancées dans des pays où l'influence de l'Eglise catholique reste forte comme l'Irlande, l'Argentine, le Mexique ou la Colombie.
Elle couronne 50 ans d'une lutte méthodique menée par la droite religieuse, pour qui elle représente une énorme victoire mais pas la fin de la bataille : le mouvement devrait continuer à se mobiliser pour faire basculer un maximum d'Etats dans son camp ou pour essayer d'obtenir une interdiction au niveau fédéral.
Elle s'inscrit aussi au bilan de l'ancien président républicain Donald Trump qui, au cours de son mandat, a profondément remanié la Cour suprême en y faisant entrer trois magistrats conservateurs (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) signataires aujourd'hui de cet arrêt.
Concrètement, celui-ci porte sur une loi du Mississippi qui se contentait de réduire le délai légal pour avorter. Dès l'audience en décembre, plusieurs juges avaient laissé entendre qu'ils comptaient en profiter pour revoir plus fondamentalement la jurisprudence de la Cour.
Les trois magistrats progressistes se sont dissociés de la majorité qui, selon eux, "met en danger d'autres droits à la vie privée, comme la contraception et les mariages homosexuels" et "mine la légitimité de la Cour". La majorité "s'est émancipée de son obligation d'appliquer la loi de manière honnête et impartiale", dénoncent-ils dans un texte au ton acéré.
Le chef de la Cour, le conservateur modéré John Roberts, a pris dans un argumentaire distinct une "position plus mesurée" : au nom de "la retenue judiciaire", il souhaitait donner raison au Mississippi et revoir les délais pour avorter sans faire tomber Roe v Wade.
Dans les prochains jours, on devrait voir des cliniques fermer
Selon l'institut Guttmacher, un centre de recherche qui milite pour l'accès à la contraception et à l'avortement dans le monde, 13 Etats disposent de lois dites "zombies" ou "gâchette" : interdisant l'avortement, elles ont été rédigées pour entrer en vigueur quasi automatiquement en cas de revirement à la Cour suprême.
"Dans les prochains jours, semaines et mois, on devrait voir des cliniques fermer" dans ces Etats parfois très peuplés (Texas, Louisiane...), anticipe Lawrence Gostin.
Une douzaine d'autres Etats devraient suivre avec des interdits complets ou partiels.
Dans une partie du pays, les femmes désirant avorter seront donc obligées de poursuivre leur grossesse, de se débrouiller clandestinement notamment en se procurant des pilules abortives sur internet, ou de voyager dans d'autres Etats, où les IVG resteront légales.
Car trois Etats progressistes de la côte Ouest des Etats-Unis ont annoncé qu'ils s'engageaient ensemble à défendre le droit à l'avortement.
"Les gouverneurs de Californie, de l'Oregon et de Washington ont publié aujourd'hui un engagement pour défendre l'accès aux soins de santé reproductive, y compris l'avortement et les contraceptifs, et se sont engagés à protéger patientes et médecins contre les tentatives d'autres Etats d'exporter leur interdiction de l'avortement vers nos Etats", selon un communiqué.
Anticipant un afflux, ces Etats, ont pris des mesures pour faciliter l'accès à l'avortement sur leur sol et les cliniques ont commencé à basculer leurs ressources en personnel et équipement.
Mais voyager est coûteux et la décision de la Cour suprême pénalisera davantage les femmes pauvres ou élevant seules des enfants, qui sont sur-représentées dans les minorités noires et hispaniques, soulignent les défenseurs du droit à l'avortement.
Avec AFP