Le développement de ces divergences conduit à un certain séparatisme au sein de nos sociétés, notamment entre les sciences sociales et les sciences de la santé. Il conviendrait sans doute de porter un regard plus nuancé sur l’obésité, afin d’adopter une position consciente et réconciliatrice vis-à-vis de ces deux types d’approche.
De la grossophobie au « fat activism »
Le terme « grossophobie » est de plus en plus présent au sein de nos conversations. Directement traduit de l’anglais « fat phobia », il désigne « l’ensemble des attitudes et des comportements hostiles qui stigmatisent et discriminent les personnes grosses, en surpoids ou obèses ».
Ces attitudes, pointées du doigt dès la fin des années 1960 aux États-Unis, ont rapidement fait l’objet de recherches en sciences sociales. En 2010, les Américaines Rebecca Puhl et Chelsea Heuer ne manquent pas de souligner que
« la stigmatisation des obèses n’est pas un outil de santé publique bénéfique pour lutter contre l’obésité. Au contraire, (elle) menace la santé, en générant des disparités en matière de santé et en interférant avec les efforts d’intervention efficaces contre l’obésité ».
Il est d’ailleurs constaté qu’une telle stigmatisation renforce les habitudes alimentaires délétères. Avec le temps, toutefois, le concept de « fat phobia » ne va plus seulement être mobilisé dans le contexte de la prévention de l’obésité. Il s’agira aussi de combattre la « fat phobia » par un « fat activism ».
À l’université de Wisconsin-La Crosse, la sociologue Laurie Cooper Stoll défend ainsi le concept de « fat positive », qui prône l’intériorisation de représentations positives de la corpulence par l’éducation – en mettant sur un pied d’égalité l’esthétique des corps minces et gros – pour lutter contre la stigmatisation des obèses. S’il s’agit d’encourager les personnes « grosses » à apprécier leur corps, l’objectif est aussi de faire œuvre de prosélytisme, en insistant sur le fait que les représentations de la beauté dépendent de variants culturels.
Dès lors, la lutte contre l’obésité peut très vite être considérée comme du « fat shaming », autrement dit l’humiliation des personnes jugées grosses. Même si l’intention initiale n’est pas de les stigmatiser, on identifie leur corpulence à une pathologie, on les range dans une catégorie – « obèse » – contre laquelle il s’agit de « lutter ».
Le « fat activism » pose ainsi la question du droit pour les personnes jugées « grosses » de ne plus être vues comme des cas pathologiques, des personnes « mal portantes » ou malades. Il amène également à reconsidérer l’inclusion des personnes obèses dans les films et les divertissements télévisés, où elles incarnent souvent un personnage peu attrayant, qui subit des moqueries et ne donne pas envie de s’y identifier. Il s’agira ainsi de militer pour qu’elles puissent être représentées de la même manière que les personnes « minces » et associées à une image plus positive.
Cependant, si la lutte contre la stigmatisation des obèses parait tout à fait légitime en termes d’éthique, celle-ci ne doit pas non plus pousser à négliger les dangers que représente l’obésité.
L’obésité, une maladie chronique
Pour l’Organisation mondiale de la santé, l’obésité correspond à une « accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui représente un risque pour la santé » : une personne est considérée comme obèse lorsque son indice de masse corporelle (soit son poids en kilogrammes divisé par le carré de sa taille en mètres) est équivalent ou supérieur à 30.
L’obésité est par ailleurs considérée comme une maladie chronique, qui favorise elle-même le développement d’autres pathologies : elle est par exemple tenue pour responsable de 41 % des cancers, et de 42 % des cas de diabète. Or depuis le début du XXᵉ siècle, cancers, asthme, maladies cardio-vasculaires, diabète de type 2, maladies articulaires et autres maladies chroniques intrinsèquement liées entre elles ont vu leur prévalence augmenter : elles sont aujourd’hui à l’origine de plus de 73 % des décès précoces dans le monde.
Parallèlement à cette progression, les inégalités sociales de santé se sont creusées, ces maladies – et notamment l’obésité – touchant davantage les populations les plus précaires.
Lutter contre la stigmatisation des obèses et contre l’obésité
Pour lutter efficacement contre ces risques tout en évitant de stigmatiser les personnes concernées, il nous semble essentiel d’établir une distinction entre « les personnes obèses », et « l’obésité ».
Une personne obèse peut en effet être victime de discriminations et de stigmatisations condamnables : elles s’attaquent directement à l’individualité et à l’intégrité, compromettant son droit à être considérée et reconnue comme un être humain dont la dignité est au même niveau que celle de n’importe quel individu.
De plus, comme nous l’avons déjà évoqué, ces discriminations et stigmatisations ont tendance à pousser les personnes obèses à se renfermer sur elles-mêmes, en adoptant des comportements alimentaires défavorables, d’où une exposition accrue aux risques sanitaires de l’obésité.
Il nous semble cependant difficile d’envisager une maladie chronique de manière positive, plutôt que de chercher à la prévenir. Ceci nous semble d’autant plus risqué du fait que l’obésité est liée au développement de nombreuses autres pathologies chroniques.
Enfin, insistons sur le fait que l’obésité est plus fréquente parmi les populations les plus précaires, qui sont aussi les plus touchées par les maladies chroniques. Ainsi, sur le long terme, « positiver » socialement l’obésité pourrait s’avérer (au moins) tout aussi néfaste que la stigmatisation des personnes obèses.
Pour une approche nuancée
S’il est tentant de considérer l’obésité uniquement comme socialement construite, elle n’en représente pas moins une menace importante pour la santé – particulièrement dans nos sociétés industrielles où son taux a atteint des niveaux jamais observés auparavant.
L’industrialisation de nos sociétés a en effet exposé notre santé à tout un ensemble de risques, dont on commence seulement à prendre conscience aujourd’hui – notamment face à l’explosion de la prévalence des maladies chroniques. Or, en raison des différentes capacités d’adaptation à l’intériorisation des représentations et des connaissances nécessaires à la prévention de ces maladies, mais aussi des inégalités d’accès aux soins, les populations les plus précaires sont les plus exposées à des dangers dont elles n’ont pas toujours conscience, dont l’obésité.
Il conviendra ainsi de lutter aussi bien contre la stigmatisation des personnes obèses et contre l’obésité, d’où notre proposition d’une approche nuancée, consciente aussi bien des enjeux sociaux que sanitaires. Un tel regard permet notamment de réconcilier les sciences sociales et les sciences dites « dures » : soit de porter un regard pondéré sur l’humain et la société, dont les conditions d’existence dépendent tout autant de culture que de nature.
Louis Lebredonchel, Doctorant en sociologie, Université de Caen Normandie et Anthony Fardet, Chargé de recherche, UMR 1019 - Unité de Nutrition humaine, Université de Clermont-Auvergne, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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