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Critique de "Titane", de Julia Ducournau (sortie le 14 juillet 2021 - Palme d'Or au Festival de Cannes)

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Une jeune femme mystérieuse est irrésistiblement attirée par les voitures depuis sa plus tendre enfance, ce qui lui avait valu l'implantation d'une plaque en titane dans les suites d'un AVP qu'elle avait elle-même engendré. C'est sa trajectoire aux bifurcations imprévisibles et à la destination plus ou moins attendue que nous raconte Julia Ducournau dans ce film monstre, entre choc esthétique et agrégat foutraque.

Seul l'avenir, et dans ce cas particulièrement incertain, nous dira si cette Palme d'Or décernée à l'oeuvre balbutiante de Julia Ducournau, fera office de bénédiction ou de malédiction à ce deuxième film. Il est non seulement trop tôt pour le dire, mais probablement aussi pour critiquer le film, tant la digestion de cette somme baroque, fascinante sur plusieurs plans, rebutante sur quelques autres, est vouée à être lente et complexe. Une déflagration, c'est certain. Sa portée reste à définir. Echappant à toute définition, c'est peut-être là sa principale qualité, justement. Le film ne correspond en effet en rien à la façon dont il a été présenté - un vague synopsis de thriller sur le thème classique d'un père qui retrouve son enfant disparu -, hâtivement résumé - une métaphore de la transidentité -, et catalogué voire dézingué - une "palme gore" provoquant des malaises, rien que ça... Malgré tout ce bruit et cette fureur, la surprise et donc le plaisir du spectateur restent intacts. Ce sera peut-être légèrement moins le cas de ceux qui ont vu Grave, son premier opus, dont elle recycle, et pas qu'un peu, pas mal de thèmes et de procédés - et qui présentait également, après une intro tonitruante, une baisse de régime sur la longueur. 

La première partie du film, hélas finalement assez brève, est impressionnante à tout point de vue, précédée par un bref et percutant prologue qui l'est tout autant. Ducournau donne tout, d'emblée, bolide lancé plein pot dans un Salon de l'Auto qui sublime le kitsch - avec Martigues en nouvel épicentre de la Californie - et qui franchit les obstacles de l'invraisemblance et du mauvais goût grâce à un savant dosage entre violence et humour, permettant de hisser cette effarante embardée vers des hauteurs insoupçonnées, une étrangeté bien à elle, celle qui faisait déjà le sel et l'écrin de Grave. Une manière d'installer un univers qui est la marque indéniable des grands cinéastes. 

Et puis, d'un seul coup, un deuxième film commence. Cet audacieux virage amorce une fascination vers d'autres contrées, d'autres territoires mentaux, sans pour autant la concrétiser, et empêche le film de réussir totalement à maintenir son équilibre. Trop d'éléments sont laissés en chemin - notamment les pulsions qui habitaient l'héroïne et dont il n'est soudain plus question - et du coup perdent un peu de leur portée et de leur signification, au risque de la gratuité - Julia Ducournau ne fera absolument rien de cette avalanche de meurtres qui devient dès lors très encombrante. La narration est trop ouvertement délaissée, au profit d'une succession de moments choc, pour le meilleur - scènes tranchantes de cruauté resserrées à l'essentiel - mais pas tout le temps - certaines séquences de danse un peu trop répétitives, comme autant de tentatives de combler les béances qu'ont accumulé toutes ces pistes non refermées. Le film n'en réussit pas moins à conserver sa cohérence, centré sur l'observation de corps en mutation, entre dégénérescence et transfiguration, et sur l'histoire d'une enfant qui décide, pour des raisons que l'on devine mais qui nous filent habilement entre les doigts, de se créer sa propre descendance et sa propre filiation.

Tout aussi singulier et saisissant est cet intérêt, ce penchant extrêmement ambivalent pour les microcosmes virilistes, qui englobe tout à la fois l'overdose et une nostalgie fassbinderienne, le dégoût et l'envie - ce qui lui permet d'échapper en partie, et assez habilement, au trop facile revenge movie néo-féministe, ultime paresse de catalogage tendance. Les bizuteurs vétérinaires ont ainsi laissé la place aux amateurs relous de lap dance sur grosses cylindrées et à une caserne de pompiers relevant plus de la horde tribale que du corps d'élite. Le dessin est réalisé à gros traits, au risque d'envahir l'espace mental infini qu'elle avait su embrasser. Mais si écueil il y avait...

... il est magnifiquement évité, contourné, surpassé, explosé par la présence ahurissante d'Agathe Rousselle, vraie héroïne du film, à laquelle Lindon a le beau jeu et l'intelligence de laisser toute la place, ce qui lui permet paradoxalement d'occuper parfaitement la sienne. Véritable matériau du film, créature protéiforme, Madonna, Ripley, Nosferatu, oxymore incarné, sans cesse alternant entre la déshumanisation et l'incandescence émotionnelle, tout autant torturée que magnifiée par Ducournau, elle sait en un regard et un mouvement de menton transmettre une multitude de messages. Elle permet ainsi de reléguer suffisamment au second plan les sous-textes et les sursignifiants parfois gênants du film, son recours parfois inutile au glauque et au transgressif, et de le maintenir dans ce qu'il réussit le mieux: un portrait de femme au rythme syncopé, calqué sur les mouvements de moteur qui l'inaugurent, et qui filera d'ailleurs la métaphore avec le concours du feu, de l'incendie; un rythme que Titane épouse constamment et qui ne nous lâche pas, entre accélérations vrombissantes et fureur contenue, apnées sensorielles et embrasements déchirants. 

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