Les syndicats ont du vague à l’âme

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Le monde syndical dans son ensemble est en crise, et les syndicats médicaux ne font pas exception. Mais pour une profession habituée à avoir l’oreille des puissants, la pilule est peut-être plus dure à avaler.

Les syndicats ont du vague à l’âme

Le grand public se figure généralement les syndicats de médecins comme de puissantes organisations capables de dicter leurs quatre volontés aux décideurs politiques. Les praticiens, eux, ont au contraire bien souvent l’impression que leurs représentants sont tout juste bons à manger dans la main de l’Assurance maladie ou des directions hospitalières. Mais qu’en pensent les premiers concernés, à savoir les responsables syndicaux ?

« Il y a une crise du syndicalisme, qui n’est d’ailleurs pas spécifique au corps médical, et qui touche l’ensemble des représentations professionnelles », estime le Dr Jean-Paul Ortiz, président de la CSMF*, principale centrale chez les libéraux. « La question de notre représentativité se pose, admet le Dr Jean-François Cibien, président d’APH*, l’une des grandes intersyndicales de PH. Nous avons très peu de permanents : quand vous n’avez pas le temps d’expliquer aux gens ce que vous faites, comment réussir à intéresser les médecins qui, de toute façon, ont la tête dans le guidon 24 heures sur 24 et 365 jours par an ? »

"Les médecins ont la tête dans le guidon 24 heures sur 24 et 365 jours par an…"

Des chiffres en berne

Il faut bien admettre que le monde syndical ne va pas très fort. Quel que soit l’indicateur consulté, la tendance est désespérément à la baisse. Prenons la participation aux élections professionnelles. Dans le monde libéral, par exemple, les scrutins pour les Unions régionales des professionnels de santé (URPS) attirent moins de monde à chaque édition : le taux de participation était de 59 % en 1994, de 52 % en 2000, de 47 % en 2006, de 45 % en 2010, et il a plongé à 40 % lors de la dernière édition, en 2015. Chez les PH, les résultats ne sont guère plus brillants. Alors que les élections professionnelles de 2005 avaient atteint 45 % de participation, celles de 2011 n’ont pas dépassé les 28 %, et celles de 2019 ont plafonné à 25 %.

Et qu’en est-il du nombre d’adhérents ? Attention, secret défense. « Vous n’aurez pas davantage nos chiffres que ceux des autres syndicats », nous avait (sans aucune animosité), prédit le Dr Jacques Battistoni, président de MG France. La prophétie s’est avérée exacte : aucune des organisations syndicales contactées n’a accepté de donner ses effectifs. On devra donc se contenter de croire sur parole Jacques Battistoni quand il dit que « ça augmente », ou Rachel Bocher, présidente de l’Intersyndicat national des praticiens hospitaliers (INPH), quand elle assure recevoir beaucoup de demandes d’adhésion depuis ce qu’elle estime être les avancées obtenues par son organisation lors du Ségur de la santé. Et quand Jean-Paul Ortiz admet qu’il n’a « pas honte de dire que le nombre d’adhérents diminue d’année en année, comme dans tous les syndicats », pour autant on n’a pas de précisions sur l’ampleur de la chute.

"Le nombre d'adhérents diminue d'année en année"

« Mais il y a de toute façon peut-être pire que ces chiffres, ou que cette absence de chiffres : au delà de leur capacité mobilisatrice déclinante, les syndicats médicaux semblent être de moins en moins considérés comme des interlocuteurs légitimes. « L’une des grandes manifestations de la crise que traverse le syndicalisme en général, et le syndicalisme médical en particulier, c’est l’absence de reconnaissance par le pouvoir politique de la place des corps intermédiaires dans la gestion de la société », déplore Jean-Paul Ortiz. Et chez les hospitaliers, Rachel Bocher fait le même constat. « Aujourd’hui, on a un problème de formation des responsables politiques, qui ne savent même pas que les corps intermédiaires existent », regrette la présidente de l’INPH.

Les racines du mal

Le problème étant posé, reste à en identifier les causes. On peut tout d’abord noter que la désaffection des syndicats touche tous les secteurs d’activité, et n’est en rien limitée au monde médical. « Il y a une crise de l’engagement dans cette société de manière générale, note Jacques Battistoni. La tendance à l’individualisme est une tendance de fond, qui a forcément un impact sur le syndicalisme médical. » Et il est vrai que si l’on compare le syndicalisme médical à celui des autres travailleurs, la tendance est la même. « Au tournant des années 1970-1980, on avait des taux de syndicalisation aux alentours de 25 à 30 %, selon les méthodes de calcul,
explique Dominique Andolfatto, professeur de sciences politiques à l’université de Bourgogne et spécialiste du syndicalisme. Aujourd’hui, ils se situent entre 8 et 11 %. »Le politiste rejette cependant la thèse de la montée de l’individualisme comme explication de la crise syndicale. « On parlait déjà de montée de l’individualisme dans les années 1930, dans les années 1950, à toutes les époques c’est l’explication-phare », souligne-t-il. Pour lui, le phénomène s’explique par une série de facteurs dont certains ne touchent pas la sphère médicale, comme par exemple la baisse de l’emploi industriel, gisement historique du recrutement syndical, mais aussi par des évolutions qui ne sont pas tout à fait étrangères au monde des blouses blanches.
Il remarque par exemple un effet générationnel, les nouveaux arrivants ayant un rapport au militantisme moins marqué par la fidélité à une organisation particulière.
« Quand on adhère à un syndicat, aujourd’hui, on veut savoir comment ça se passe, on veut de la transparence, et on veut des résultats »,
 résume-t-il.

Un petit problème de représentativité

Autre explication : une forme de coupure entre le leadership syndical et le monde salarié. « On observe une certaine professionnalisation de ces organisations, note le Bourguignon. On est passé d’un syndicalisme vivant à un syndicalisme institutionnel, exercé par des bureaucrates du social, des gens qui sont à plein temps dans l’exercice syndical, et qui ont appris à fonctionner sans avoir besoin de la base. » Bien sûr, la critique ne s’applique que partiellement au syndicalisme médical, dont les représentants ont tous conservé une activité clinique au moins partielle. Mais il serait hasardeux de dire que les cadres syndicaux sont tout à fait représentatifs de la profession.

« Il y a un problème de représentativité, estime en effet Patrick Hassenteufel, professeur de sciences politiques à l’université de Versailles-Saint-Quentin, et spécialiste du syndicalisme des médecins libéraux auquel il a consacré plusieurs ouvrages et articles**. On remarque ainsi qu’en dépit de la forte féminisation de la profession, la quasi-totalité des syndicats de médecins libéraux sont dirigés par des hommes. Par ailleurs, le renouvellement des générations semble avoir du mal à se faire, si bien que des organisations spécifiques pour les jeunes médecins sont apparues ».

"On est passé d’un syndicalisme vivant à un syndicalisme institutionnel"

Un nouveau mode de mobilisation

Est-ce une conséquence de cette représentativité défaillante ? En ville comme à l’hôpital, les syndicats médicaux traditionnels semblent aujourd’hui dépassés par d’autres forme de mobilisation. C’est ainsi que les derniers mouvements d’ampleur dans la profession semblent leur avoir en partie échappé. Ce ne sont ainsi pas les syndicats de PH, mais des collectifs (le Collectif Inter-urgences et le Collectif Inter-hôpitaux) qui ont été à l’origine des grandes grèves hospitalières de l’hiver 2019-2020. Quant aux dernières mobilisations d’ampleur dans le monde libéral, qui remontent à la lutte contre le tiers-payant généralisé et au « règne » de Marisol Touraine, le fer de lance en était un mouvement qui n’était pas encore un syndicat : l’UFML*, elle-même issue d’un mouvement né sur Facebook (LesMédecinsNeSontPasDesPigeons, dont l’UFML s’est depuis désolidarisée).

Ce phénomène n’est d’ailleurs, là non plus, pas spécifique au syndicalisme médical. On l’a bien constaté avec le mouvement des Gilets jaunes, qui avait émergé en dehors du mouvement syndical, et après lequel les grandes centrales ont semblé courir sans jamais réussir à véritablement le rattraper. « Aujourd’hui, quand les directions des ressources humaines enquêtent sur les mouvements sociaux au sein de leur entreprise, ils constatent bien souvent qu’ils ne sont pas nés d’un mot d’ordre syndical, mais des salariés eux-mêmes qui, confrontés à un événement, s’auto-organisent sur les réseaux sociaux pour protester », note Dominique Andolfatto.

La lumière au bout du tunnel ?

Bien sûr, il ne faut pas prendre les syndicats médicaux pour des idiots : ils ne restent pas les bras ballants face à la montagne de difficultés à laquelle ils sont confrontés. « Nous avons modifié nos statuts de façon à obtenir la parité au comité directeur, et on devrait y arriver cette année », avance ainsi Jacques Battistoni, qui souligne que le bureau de MG France est constitué de 6 hommes et 5 femmes. Et quand on lui fait remarquer que le syndicat n’a jamais été dirigé par une femme, il ne se démonte pas. « Je pense que le prochain président sera une présidente », sourit-il. En face, Jean-Paul Ortiz met également en avant la décision de présenter des listes paritaires aux prochaines élections aux URPS, de façon à favoriser l’égalité hommes-femmes. « C’est toute une culture qu’il faut bousculer », reconnaît le président de la CSMF.

Autre piste suivie par les syndicats médicaux : le « syndicalisme de service », par lequel les syndicats offrent des prestations permettant d’améliorer le quotidien de leurs adhérents. Jacques Battistoni met ainsi en avant l’offre MG Services, une adresse électronique sur laquelle MG France « a répondu à 1 800 demandes d’avis depuis le mois de mars, pour des questions allant des recommandations de prise en charge à la protection sociale des médecins, en passant par les indemnités journalières ». Son rival Jean-Paul Ortiz va plus loin : à l’instar des médecins libéraux qui doivent selon lui se transformer en entrepreneurs, il estime que le syndicalisme médical doit suivre un modèle entrepreneurial. « C’est notre démarche au sein de la CSMF, avec un siège parisien qui sera entièrement rénové et qui accueillera bientôt une Maison de l’innovation, des start-up…, insiste-t-il. C’est un vrai changement de modèle économique. »

Au niveau des syndicats de PH, on semble en revanche quelque peu éloigné de ces considérations entrepreneuriales. « Ce qu’il faudrait, c’est qu’en plus du temps clinique et du temps non clinique des médecins hospitaliers, il y ait une reconnaissance de la valence syndicale, pour que chaque praticien puisse, sur son temps de travail, porter la parole syndicale », se prend à rêver Jean-François Cibien. En ces temps de pénurie de médecins et de chasse au temps médical perdu, voilà qui pourrait mettre quelque temps à advenir.

** Voir notamment « Les syndicats de médecins, entre défense et dépassement de la médecine libérale », in Les Tribunes de la Santé n° 59, hiver 2019

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