Santé au travail : le référé du CNOM rejeté, vers toujours plus de délégation de tâches

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Adoptée le 2 août 2021, la loi n° 2021-1018 « santé au travail » est entrée en vigueur le 1er avril 2022, ses mesures étant précisées au fil des mois et des décrets. L’objectif affiché et légitime de cette réforme est de renforcer la prévention en entreprise, de prévenir la désinsertion professionnelle et d’améliorer le suivi individuel et médical des salariés.

Santé au travail : le référé du CNOM rejeté, vers toujours plus de délégation de tâches

© IStock 

Hormis rebaptiser les désormais ex-« Services de Santé au Travail Interentreprises » (SSTI) en nouveaux « Services de Prévention et de Santé au travail Interentreprises » (SPSTI), cette Nième réforme introduit, entre autres, de nouvelles visites médicales (visite de mi-carrière, visite de pré-reprise à la demande du médecin du travail, rendez-vous de liaison avec l’employeur et son salarié en arrêt de plus de 30 jours), ce qui a pu laisser perplexes des services déjà en manque d’effectif médical.

En effet la peu connue ni reconnue spécialité de médecine du travail, à la croisée de la médecine préventive, la santé publique, la toxicologie, l’ergonomie… peine à séduire et les réformes successives ont systématiquement omis de s’attaquer à cette attractivité en berne.

Le développement depuis plusieurs années d’équipes pluridisciplinaires, animées par un médecin du travail (MT), a permis, à défaut de recruter, de limiter le champ d’action propre du MT aux tâches exigeant une expertise médicale, en autorisant une délégation de tâches à des infirmières en santé au travail (IST), collaborateurs médecins, ergonome, assistantes…

Ainsi, les médecins du travail sont dorénavant essentiellement sollicités pour les situations les plus complexes que sont les visites de pré-reprise (VPR) et de reprise (VR).

Un décret qui fait réagir le CNOM

Le décret n° 2022-679 du 26 avril 2022, pris en application de la loi du 2 août 2021, précise la nature des tâches pouvant être déléguées par les MT aux IST dans le cadre légalement prévu et les conditions de cette délégation.

Fin juin, le Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM) a demandé au juge des référés du Conseil d’État de suspendre l’exécution de ce décret, aux motifs que celui-ci n’excluait pas la réalisation par les IST des VPR et des VR.

Cette requête se justifiait, selon le CNOM, par la condition d’urgence dans la mesure où « le décret contesté est entré en vigueur sans mesure transitoire alors que son exécution entraînerait des risques graves pour la santé des travailleurs », les VPR et VR « impliquant nécessairement de réaliser des actes médicaux compte tenu de leur finalité diagnostique et préventive » alors qu’« aucune exigence de formation adéquate n'est prévue » pour les infirmier(e)s.

Le Conseil de l’ordre pointe également un risque « de dégradation du système de prévention assuré par la médecine du travail ». Enfin, ledit décret placerait « les médecins du travail dans une situation particulièrement dangereuse en ce qu'ils doivent déléguer des tâches à des infirmiers dont la formation n'est pas définie ».

Ainsi, le CNOM rappelle que « le nombre des médecins du travail diminuant depuis plusieurs années au niveau national, selon une évolution qui est susceptible de se poursuivre, ces médecins pourraient se trouver progressivement contraints de déléguer les tâches inhérentes aux examens de reprise et de pré-reprise dans des conditions qui ne garantiraient plus le respect des conditions encadrant cette délégation, et présenteraient un risque pour la santé des personnes appelées à reprendre le travail à l'issue d'un arrêt de maladie ».

Actuellement, les infirmier(e)s doivent obligatoirement, dans les 12 mois suivants l’embauche, compléter leur formation initiale par une spécialisation en santé au travail (art R4623-29 du code du travail), généralement un diplôme interuniversitaire de santé au travail (DIUST), une licence professionnelle ou autre formation qualifiante (master…).

L'article L. 4623-10 du code du travail issu de la loi du 2 août 2021 prévoit un décret en Conseil d'État qui définira la « formation spécifique » des IST, mais celui-ci n’a pas encore été adopté…

Au cas par cas

Le Conseil d’État, dans un arrêt en date du 18 juillet 2022, rejette la demande en référé du CNOM de suspendre l’exécution du décret n° 2022-679 du 26 avril 2022 et justifie sa décision en trois points.

En premier lieu, concernant le périmètre de délégation, le décret précise les tâches pouvant être déléguées par les MT aux IST dans les conditions légalement prévues. Il n’a ni pour objet d’étendre le champ de ces tâches au-delà de ce que permet la loi, ni pour effet de contraindre les MT à recourir à la délégation.

Le décret offre aux MT, sous leur responsabilité, la possibilité de déléguer aux IST tout ou partie des tâches inhérentes aux VR et VPR, à condition que cela soit en adéquation avec leurs compétences, « dans la limite des compétences prévues pour les infirmiers par le code de la santé publique » (art L. 4623-9 du code du travail), compétences qu’il appartient aux MT d’apprécier.

Par ailleurs, les magistrats du Conseil d’Etat rappellent que les IST remplissent déjà des conditions de formation particulières. Les nouvelles exigences entreront en vigueur à une date fixée par décret, au plus tard le 31 mars 2023. Là encore, et notamment pendant cette période transitoire, il revient au MT d’apprécier au cas par cas si la formation et l’expérience de l’IST sont compatibles avec la délégation de certaines tâches.

Le code du travail prévoit que « ne peuvent être émis que par le médecin du travail les avis, propositions, conclusions écrites ou indications reposant sur des éléments de nature médicale ».

Chaque MT devra donc organiser les conditions dans lesquelles les travailleurs, dont l'état de santé est susceptible de présenter une incompatibilité avec la reprise de leur travail ou de nécessiter une adaptation de poste, seront orientés de façon à ce que cette incompatibilité soit évaluée, et ces adaptations prescrites, par le MT lui-même.

En dernier lieu, le Conseil d’État estime, à supposer qu’un risque pour les travailleurs, le système de prévention et le MT soit avéré, qu’il n’est en l’état actuel pas susceptible de se réaliser à brève échéance.

En conclusion, dans un secteur déjà délaissé par les carabins, les médecins du travail vont voir encore augmenter leur temps « non-médical » de rédaction et mises à jour de protocoles et arbres décisionnels en fonction de leur évaluation des compétences des IST (selon quels critères ?) et de l’évolution de celles-ci.

Pas sûr que ces évolutions ne rendent la profession plus attractive…

Dr Isabelle Méresse

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