Soin en partage : médecins, les autres soignants voudraient entrer sur le terrain !

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La première condition d’un partage réussi, c’est d’être (au moins) deux. Or en matière de partage des tâches, le monde de la santé déplore une certaine tendance des médecins à laisser les autres sur le banc de touche…

Soin en partage : médecins, les autres soignants voudraient entrer sur le terrain !

Imaginez un porteur d’eau croulant sous le poids de son fardeau, mais s’indignant sitôt qu’un ami bien intentionné lui propose de le décharger de quelques bidons. Eh bien c’est l’impression que le corps médical, qui se plaint en permanence d’être débordé, donne parfois aux autres professionnels de santé. Quiconque a le malheur de suggérer qu’il pourrait, selon la formule consacrée, « libérer du temps médical » en prenant en charge certaines des tâches confiées aux médecins se voit opposer une fin de non-recevoir : comme un seul homme, ceux-ci montent alors sur leurs grands chevaux et brandissent l’étendard d’une qualité des soins dont ils se voient comme les seuls garants. Bien sûr, cette vision relève de la caricature. Mais c’est une caricature très répandue : en matière de partage des tâches, il suffit de tendre le micro aux blouses blanches pour les entendre relever l’attitude pour le moins ambivalente des médecins.

 

Premier exemple : les infirmiers en pratique avancée (IPA), qui aux prérogatives traditionnelles de la profession infirmière ajoutent de nouvelles compétences, comme la prescription de certains médicaments. Il se trouve que ce nouveau métier, opérationnel en théorie depuis 2019, peine à s’implanter en libéral. « L’un des problèmes, c’est que si vous travaillez avec des médecins qui sont hostiles à l’implantation des IPA, ou tout simplement qui sont mal informés à leur sujet, ils ne vous adresseront pas de malades, explique Julie Devictor, présidente du Conseil national professionnel (CNP) des IPA. C’est ce qui se passe pour beaucoup de collègues, et dans ces conditions, il est extrêmement difficile de développer une activité. »

 

Pressions corporatistes

Mais les difficultés du déploiement des IPA ne se cantonnent pas aux soins de ville. À l’hôpital aussi, ces infirmiers augmentés peinent à prendre leur envol. En cause : l’hostilité d’au moins une partie du corps médical, qui s’est manifestée de manière assez crue lors des discussions sur la création d’une « mention » (c’est ainsi que l’on dit « spécialité » en langage IPA) dédiée aux urgences au sein de la nouvelle profession. Prévue par le pacte de refondation des urgences d’Agnès Buzyn en septembre 2019, cette discipline a en effet suscité de nombreuses prises de bec entre représentants des médecins et des infirmiers : un communiqué de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf) a même suggéré en novembre dernier que les IPA urgences signeraient « la fin des médecins urgentistes ». Ces escarmouches ont culminé au mois de juin dernier, quand, alors que le Gouvernement devait présenter le décret censé encadrer le développement des IPA urgentistes, il a subitement semblé faire marche arrière.

Le décret a en effet au dernier moment imposé qu’un médecin intervienne dans tous les parcours de soins impliquant des IPA urgentistes, y compris dans le parcours dit « paramédical » qui avait été conçu comme celui donnant le plus d’autonomie aux IPA. Dans un communiqué publié dans la foulée de cette présentation, le président de l’Ordre national des infirmiers, Patrick Chamboredon, avait fait part de son « incompréhension face à ce recul du Gouvernement et à des pressions corporatistes visant à limiter le champ d'action de l'IPA urgences ». Par « pressions corporatistes », il fallait, bien sûr, entendre « pressions médicales ».

 

Des professions sous-employées

Au-delà du dossier des IPA, c’est bien l’ensemble des professionnels de santé qui exprime sa frustration face à la place que prennent les médecins dans le système de soins. Il ne s’agit pas de vouloir être calife à la place du calife : tous sont conscients du rôle central joué par les médecins. Mais le sentiment général est qu’une meilleure répartition des rôles est possible. « Nous pensons qu’on sous-utilise considérablement les compétences des masseurs-kinésithérapeutes, regrette par exemple Mickaël Mulon, président du Syndicat national des masseurs kinésithérapeutes rééducateurs (SNMKR). Nous avons une utilisation de la profession qui est la même que celle qu’on avait quand notre diplôme était à bac+2, alors qu’il est maintenant à bac+5. »

Certes, le représentant syndical se réjouit de voir que 2 protocoles de coopération autorisent depuis mars 2020 les kinés à recevoir en accès direct les patients souffrant d’une lombalgie aigüe ou d’une entorse de cheville… Ces deux protocoles ont suscité de vives critiques de la part de certains syndicats médicaux, mais Mickaël Mulon, lui, déplore les limites amenuisant leur mise en œuvre concrète. « Le modèle a été restreint aux professionnels exerçant en exercice coordonné, et dans la pratique, il y a donc peu de situations où cela arrive », regrette-t-il, plaidant pour un élargissement de l’accès direct non seulement aux kinés exerçant de manière individuelle, mais aussi à d’autres pathologies, toujours dans le domaine de l’orthopédie. Et pour lui, il n’y a pas besoin d’aller chercher bien loin des exemples où ce type d’exercice en accès direct est possible. « En kiné du sport, par exemple, c’est le kiné qui, si besoin, oriente les patients vers un médecin », argumente-t-il.

 

La sagesse des sages-femmes

Ce type d’argumentation reconnaissant des avancées récentes, mais déplorant une sous-utilisation des non-médecins, est loin d’être une spécialité kinésithérapique. « Il y a des inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins, et c’est la raison pour laquelle il faut arriver à une meilleure organisation des parcours des soins », estime ainsi Isabelle Derrendinger, secrétaire générale du Conseil national de l’Ordre des sages-femmes (Cnosf). Comme Mickaël Mulon, celle-ci admet que les évolutions législatives récentes ont permis certains progrès. « Nous pouvons désormais renouveler nos arrêts de travail au-delà de 15 jours, ou orienter directement nos patientes vers un médecin spécialiste sans passer par le médecin traitant », se félicite la maïeuticienne. Mais tout comme le président du SNMKR, elle estime que le chemin est encore long pour aboutir à une utilisation optimale des compétences de sa profession.

« Nous pouvons prescrire des médicaments contre les IST (infections sexuellement transmissibles, NDLR) chez nos patientes, mais pas chez leur partenaire, déplore-t-elle. La correction doit être faite sur ce sujet, mais nous attendons encore les décrets d’application. » Frustration également en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse (IVG) instrumentale, que le Cnosf estime depuis longtemps pouvoir faire partie des compétences de sa profession, mais que celle-ci n’a été autorisée à pratiquer qu’à titre expérimental par la dernière loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS). « Actuellement, plus de 5 000 femmes recourent à des soins à l’étranger en raison des difficultés d’accès à l’IVG en France, rappelle Isabelle Derrendinger. Dans ce contexte, il paraît nécessaire d’augmenter l’offre de soins. » Et qu’on ne vienne pas lui opposer l’argument de la sécurité des soins. « Quand les sages-femmes ont pu poser des DIU (dipositifs intra-utérins, NDLR), les médecins ont dit qu’elles allaient perforer des utérus, se souvient-elle. Or la littérature ne témoigne d’aucune perforation utérine par des sages-femmes. »

 

Les pharmaciens compréhensifs… mais fermes

Chez les pharmaciens, le son de cloche est un peu différent… mais pas tant que ça. « Nous ne réclamons pas forcément de nouvelles avancées, l’arsenal réglementaire a déjà beaucoup évolué en 2 ans, et nous devons maintenant le mettre en place de façon optimale avec toutes les professions concernées », estime Christophe Wilcke, président de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) « pharmaciens » du Grand-Est. Il faut dire que, de la vaccination aux tests rapides d’orientation et de dépistage (Trod) pour l’angine, en passant par le rôle de pharmacien correspondant, les textes octroyant de nouvelles compétences aux officinaux n’ont pas manqué ces dernières années, occasionnant au passage de nombreuses frictions avec certains représentants des médecins.

« Les médecins opposent souvent l’argument économique à ces évolutions, analyse ce professionnel installé dans la Meuse. Nous les comprenons : si on leur enlève les consultations faciles, il ne leur reste que des consultations plus longues, ce qui suppose de revoir leur rémunération. » En revanche, Christophe Wilcke a plus de mal à entendre l’autre type d’argument souvent avancé par les médecins pour critiquer l’extension du rôle des pharmaciens. « À propos des Trod angine, par exemple, on nous dit qu’on peut risquer de passer à côté de cas graves, relève-t-il. Mais tout le monde peut passer à côté d’un cas grave, le médecin compris, c’est la loi des probabilités. »

Reste que le président de l’URPS « pharmaciens » du Grand-Est reste optimiste : quand on lui demande quelle est sa vision des rapports avec les médecins d’ici quelques années, il estime que le développement des structures interprofessionnelles type maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) ou communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) aura lissé une grande partie de la rugosité des débats que nous connaissons. « On constate que plus le médecin est jeune, plus il exerce en structure coordonnée, et plus il est ouvert au dialogue constructif avec les pharmaciens », souligne-t-il. Jeunes médecins, le salut des relations interprofessionnelles semble reposer sur vos épaules…

3 questions à Anna Prual, présidente de la Fédération nationale des étudiants en orthophonie

WUD. Pensez-vous que les futurs professionnels que vous représentez assumeront à l’avenir des tâches aujourd’hui dévolues aux médecins ?

AP. C’est une question qu’il faut se poser, et qu’il faut travailler : oui, on peut penser à exercer certaines tâches actuellement exercées par les médecins, mais il faut que ce soit bien réfléchi et bien cadré pour éviter les dérives.

WUD. Avez-vous un exemple en tête ?

AP. Quand nous sommes en stage à l’hôpital en ORL, par exemple, et que nous nous occupons de patients qui ont eu une trachéotomie, il nous faut souvent appeler un médecin pour aspirer la trachéotomie avant de pouvoir faire la rééducation. C’est un geste technique que nous pourrions réaliser.

WUD. L’accès direct à l’orthophonie fait-il aussi partie de vos réflexions ?

AP. Oui, nous en discutons et c’est une chose à laquelle nous souhaitons arriver dans un futur proche. Et je pense que sur cette question comme sur d’autres, les jeunes médecins avec lesquels nous discutons sont plutôt partants. Nous avons vraiment intérêt à travailler ensemble.

 

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