Les médecins souffrent-ils de « surconfiance » lorsqu'ils prennent des décisions dans l'incertitude ?

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Des études suggèrent une tendance à la surconfiance des médecins dans leurs prises de décisions, tout en soulignant leurs capacités à distinguer les décisions correctes de celles qui sont erronées.

Les médecins souffrent-ils de « surconfiance » lorsqu'ils prennent des décisions dans l'incertitude ?

© Midjourney x What's up Doc

Pour faire face à la complexité du monde en dépit de nos contraintes cognitives (comme les limites de notre attention, perception, raisonnement, ou encore mémoire), une capacité peut s’avérer essentielle : la métacognition, qui correspond à notre aptitude à nous pencher sur nos pensées, à évaluer et analyser notre propre comportement.

À quoi ça sert ? De solides capacités métacognitives sont très utiles dans de très nombreuses circonstances, puisqu’une auto-évaluation fiable de notre comportement peut ensuite nous permettre de le réguler en conséquence. Cela peut par exemple favoriser l’apprentissage : tant que l’on considère qu’on ne maîtrise pas suffisamment une connaissance ou une compétence, nous continuons à nous entraîner pour nous améliorer.

Dans certains cas, l’usage de la métacognition peut aussi nous aider à prévenir la survenue d’actions peu adaptées, voire à éviter des erreurs. Pour ma part, je me connais : je sais pertinemment que si j’oublie ma liste de courses, je ne saurai pas quoi mettre dans mon panier au marché, et que si je m’y rends avant le repas en ayant faim, mes choix risquent d’être beaucoup moins raisonnables…

Les capacités métacognitives des médecins

Le milieu médical, en particulier, est un cadre professionnel marqué par des facteurs environnementaux comme l’urgence, le stress, la charge cognitive ou émotionnelle, la fatigue… qui peuvent influencer la prise de décision clinique. Les capacités métacognitives des médecins peuvent ainsi leur permettre de réaliser qu’ils ou elles ont besoin d’effectuer des examens complémentaires ou de s’appuyer sur l’avis de collègues pour poser un diagnostic ou décider d’une stratégie thérapeutique, par exemple.

À quel point les médecins sont-ils doués dans la pratique de la métacognition ? Dans quelle mesure parviennent-ils à évaluer avec justesse leurs propres connaissances, raisonnements et prises de décisions ?

Pour débuter mes travaux portant sur la métacognition chez les médecins, j’ai commencé par me pencher sur la littérature scientifique existante : j’ai ainsi identifié et analysé des dizaines d’études sur le sujet, ce qui a permis de mettre en évidence plusieurs choses.

La première, c’est la variabilité, notamment, de la terminologie utilisée pour décrire les concepts, de la population d’intérêt (spécialité médicale, expérience des personnes participantes, taille de l’échantillon) et du paradigme expérimental (nature de la tâche demandée, nombre d’essais, modalité de collecte de la confiance).

J’ai également noté qu’une majorité des protocoles mobilisés dans ces études manquent d’ancrage théorique et/ou de rigueur méthodologique. Enfin, les résultats observés par ces différentes études sont très fluctuants : tandis que dans certaines, les médecins semblent avoir de bonnes capacités métacognitives (une bonne corrélation entre performance et confiance), d’autres soulignent plutôt un mauvais alignement entre la performance des médecins dans l’exercice demandé, et la confiance avec laquelle ils et elles l’effectuent.

Une faible maîtrise des statistiques chez les médecins

Face à la divergence de ces observations, j’ai décidé de mener ma propre enquête ! Pour ma première expérimentation, j’ai fait le choix de me concentrer sur l’évaluation des capacités métacognitives des médecins concernant leur maîtrise des statistiques.

En effet, une part importante des décisions médicales sont prises sur la base de notions ou de calculs statistiques, comme lorsqu’il s’agit de poser un diagnostic, d’évaluer les risques et bénéfices d’un traitement envisagé pour une patiente ou un patient ou encore d’interpréter les résultats d’un test. J’ai donc construit un questionnaire en ligne pour collecter les réponses et degrés de confiance associés de médecins face à des exercices théoriques et pratiques de statistique.

L’analyse des réponses de plus de 600 médecins ou futurs médecins a permis de constater deux phénomènes. D’une part, comme cela avait déjà été mis en évidence par plusieurs études auparavant, les résultats montrent une faible maîtrise des concepts statistiques par les médecins dont les réponses sont bien souvent erronées. D’autre part, notre étude permet d’observer pour la première fois que ces nombreuses réponses fausses sont fréquemment données avec un haut degré de confiance.

Un biais de surconfiance à prendre en compte

La conjonction de ces deux phénomènes suggère que les médecins ne souffrent pas seulement d’ignorance, mais d’une illusion de connaissance en statistique. Or, cette distinction peut faire toute la différence dans la pratique médicale, puisque contrairement à l’ignorance, l’illusion de connaissances, c’est-à-dire lorsque l’on pense savoir et qu’en réalité on se trompe, peut entraver l’apprentissage et freiner l’amélioration des compétences.

D’après nos résultats, les médecins ont donc tendance à plutôt avoir une mauvaise calibration entre leur degré de confiance globale et la justesse réelle de leurs réponses en général. Parmi les personnes qui ont participé à l’étude, il était donc fréquent que les médecins aient un score de justesse (par exemple : 6/10) inférieur à leur score de confiance exprimée (par exemple : 8/10).

Cette différence représente un symptôme de l’existence d’un biais de surconfiance chez les médecins… qui est loin d’être spécifique puisqu’il a également été mis en évidence chez les non-médecins, c’est-à-dire, chez la plupart d’entre nous !

Mais alors, est-ce que la seule observation des indices d’un biais de surconfiance signifie qu’il faut conclure que les médecins en particulier, et les êtres humains en général, ont une bien piètre métacognition ? Bien sûr que non, ce n’est pas aussi simple !

Mais une capacité à différencier bonnes et mauvaises décisions

Au-delà de la tendance générale à être trop ou trop peu confiant par rapport à la justesse réelle de nos décisions, un aspect primordial de la métacognition, appelé « la sensibilité », est de réussir à faire la différence entre nos mauvaises et nos bonnes décisions en ayant plus confiance dans les bonnes et moins confiance dans les mauvaises.

Pour évaluer si les médecins possèdent cette capacité, j’ai développé une nouvelle méthode d’expérimentation robuste dans laquelle j’ai fait examiner une soixantaine de cas théoriques de patientes et patients par plus de 50 médecins volontaires. Pour chaque cas, les médecins devaient indiquer s’ils ou elles considéraient qu’il s’agissait d’une situation d’urgence, ou non, ainsi que leur degré de confiance.

J’ai ensuite analysé les résultats et observé que, oui, malgré une tendance persistante à la surconfiance, les médecins sont bel et bien capables de faire la différence entre leurs décisions correctes et erronées, puisqu’ils et elles montraient plus de confiance dans les premières que dans les dernières.

Cette conclusion est rassurante pour la qualité des décisions médicales et la sécurité des patientes et des patients. Elle pourrait donner lieu à une nouvelle expérimentation pour vérifier que, grâce à cette sensibilité métacognitive, les médecins se sentant un peu moins en confiance, à raison, au moment de prendre une décision, pourraient avoir davantage tendance à demander de l’aide à un collègue, par exemple.

Une invitation pour toutes et tous à l’humilité intellectuelle

Au-delà de ces résultats de recherche, ma thèse a été pour moi une chance de développer des réflexions qui ont beaucoup fait évoluer mon savoir-être. Et pour cause : la métacognition, pour les médecins comme pour chacun et chacune d’entre nous, dans le cadre professionnel, comme dans la vie personnelle, revient à mobiliser notre esprit critique envers nous-mêmes, pour nous souvenir de l’importance de faire preuve au quotidien d’humilité intellectuelle !The Conversation

Camille Lakhlifi, Docteure en sciences cognitives, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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