De mon temps, on n'avait pas de repos de sécurité », dit votre patron. « Quand j'étais jeune généraliste, on pouvait m'appeler à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit », prétend votre associé bientôt à la retraite. Tout médecin a déjà entendu un aîné se plaindre des rudes conditions d’exercice qui prévalaient à ses débuts. D’ailleurs, c'est bien connu : les blancs-becs ne savent pas ce que c'est que de trimer. Sauf que les données disponibles sont loin de corroborer ces affirmations.
En effet, le travail médical n’a pas vraiment tendance à s’alléger. Le Portrait des professionnels de santé établi par la Drees* l’année dernière offre à ce titre des comparaisons intéressantes. Il montre par exemple qu’en 2011, les généralistes de moins de 45 ans travaillaient en moyenne 55 heures par semaine, soit 3 petites heures de moins que leurs confrères de plus de 45 ans. On est loin du farniente fantasmé par les médecins, disons, euh… expérimentés.
Côté établissements de soins, les données du Portrait des professionnels de santé sont encore plus frappantes. En 2013, par exemple, les médecins hospitaliers étaient 60 % à être soumis à des astreintes, soit 10 points de plus qu’en 2003. Et ils sont de moins en moins nombreux à pouvoir choisir leurs horaires (30 % en 2013 contre 44 % en 2003). Des données qui rejoignent les constats établis au niveau de l'ensemble de la population active : année après année, les rapports de la Dares** (ministère du Travail) pointent une intensification du travail chez les salariés.
C’est qui les tire-au-flanc ?
Malgré ces chiffres, certains médecins grisonnants continuent à traiter leurs confrères des générations suivantes de tire-au-flanc. « C'est vrai que dans les années 60, les internes pouvaient travailler deux à trois jours non-stop sans sortir de l'hôpital », concède Olivier Le Pennetier, président de l'Isni***. « Mais entre-temps, ils allaient se poser à l'internat, ils pouvaient se détendre. » De plus, les praticiens de naguère utilisaient des techniques moins contraignantes. « Dans les années 70, si un patient faisait un infarctus, il mourait », explique par exemple le syndicaliste. « Maintenant, on pose des stents, ce n’est pas la même médecine. »
En libéral aussi, c’est plutôt la nature du travail, et non sa quantité, qui a changé. « Il y a 30 ans, le généraliste était engagé dans une lutte pour garder ses patients, car les médecins étaient nombreux et les patients pouvaient partir chez les confrères », décrypte le Dr Émilie Frelat, présidente du SNJMG****. « Aujourd’hui, la problématique, c’est plutôt de gérer un nombre de patients important avec un temps de travail qui n’est pas extensible. » La jeune généraliste note par ailleurs que les patients sont « plus malades », notamment en raison du poids grandissant des maladies chroniques. Résultat : les médecins, quel que soit leur âge, se sont adaptés. « Tous ceux qui ont pu changer leur manière de travailler l’ont fait », remarque Émilie Frelat. Celle-ci concède toutefois que « pour un médecin situé dans un coin un peu isolé, sans remplaçant, collaborateur ou associé, c’est un peu compliqué vis-à-vis de ses patients de ralentir ».
Reprise du boulot à 14 h…
Alors, finalement, était-il vraiment plus dur d’être un jeune médecin il y a 30 ans ? Pour le savoir, le mieux est encore de laisser la parole à un « ancien » connu pour son franc-parler : le Pr Francis Brunelle, ancien chef du pôle d’imagerie à l’hôpital Necker. « Quand j’étais interne, dans les années 70, la pause déjeuner était respectée », se souvient-il. « Quand on était très occupés, on repartait au boulot à 14 h ». Ceux qui, aujourd’hui, engloutissent leur sandwich quotidien en courant dans les couloirs apprécieront.
Francis Brunelle remarque aussi qu’après son internat, l’arrivée de machines comme le scanner ou l’IRM a intensifié le travail en augmentant la demande d’imagerie (voir encadré ci-contre). Il note par ailleurs que « les réunions interdisciplinaires se sont multipliées ». Et si l’on ajoute à cela l’informatisation, qui fait que tout le monde a besoin des comptes rendus en temps réel, le verdict de Francis Brunelle est clair : ceux qui prétendent que la vie à l’hôpital était plus dure avant « se foutent de la gueule du monde » !
Moralité : la prochaine fois qu’un patron vous chauffera les oreilles avec ses souvenirs d’ancien combattant, indiquez-lui le chemin de la consultation mémoire.
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Témoignage : En radiologie, tout va plus vite
Pour bien comprendre en quoi le travail des jeunes médecins d’aujourd’hui est plus intense que celui de leurs aînés, prenons l’exemple d’une spécialité hyper technique que les progrès de l’automatisation auraient pu rendre plus « cool » : la radiologie. Donnons donc la parole à un jeune radiologue, qui souhaite garder l’anonymat sur ce sujet qu’il qualifie de « sensible » car perçu différemment selon les générations de médecins.
Notre témoin explique notamment que l’automatisation a entraîné des modifications dans la nature même du travail. Les diagnostics en urgence requièrent par exemple de plus en plus souvent un examen d’imagerie, ce qui propulse le radiologue en première ligne « au même titre que l'urgentiste », précise-t-il. Par ailleurs, la radiologie interventionnelle en urgence a selon lui « remplacé la chirurgie d'urgence dans de nombreuses indications, ce qui implique une permanence de soins lourde avec des gardes de nuit stressantes et fatigantes, y compris dans le privé ».
Ajoutons à cela le sous-équipement du pays en IRM, qui entraîne « des horaires d'ouverture larges » ainsi que des réunions pluridisciplinaires « chronophages », et le bilan de notre radiologue est sans appel : la charge de travail est « importante »… et « insuffisamment reconnue ».
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* Direction de la recherche, des études et des statistiques / ** Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques
*** Intersyndicat national des internes / **** Syndicat national des jeunes médecins généralistes