Éthique et fin de vie : quelques observations depuis un service de gériatrie

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Ce mois de mars 2024 marque une nouvelle étape du débat autour de la fin de vie. Le gouvernement s’est prononcé en faveur d’une évolution de la loi actuelle vers « la possibilité de demander une aide à mourir sous certaines conditions strictes » et il vient de transmettre son projet de loi au Conseil d’État.

Éthique et fin de vie : quelques observations depuis un service de gériatrie

© Midjourney x What's up Doc

Si les débats actuels sur « l’aide active à mourir » soulèvent de redoutables dilemmes éthiques, l’accompagnement des personnes « en fin de vie »,souvent gravement malades, ne s’y résume pas.

Depuis deux ans, faut-il le rappeler, les signes de crise reviennent de façon récurrente, du fait notamment du manque de personnel chronique dans les hôpitaux et Ehpad publics et d’importantes difficultés de recrutement.

Une situation qui ne date pas d’hier puisqu’une enquête menée par la Fédération Hospitalière de France en avril-mai 2022 mentionnait que 99 % des établissements de santé publics connaissaient des difficultés de recrutement, de manière permanente (80,3 %) ou ponctuelle (18,9 %), la gériatrie étant le secteur le plus en difficulté, et de loin !

Dans ce contexte, on peut s’interroger sur la qualité de la prise en charge des patients âgés en fin de vie accueillis dans les structures gériatriques.

Un travail de terrain dans une unité de soins gériatriques

« Aller y voir », en trois mots, a été la démarche de recherche fondant notre réflexion. Sollicité par une unité de soins gériatriques d’un hôpital, l’un des auteurs de cet article a observé le travail au sein du service sur plusieurs mois, pour tenter de comprendre comment médecins, infirmières et aide-soignants prenaient soin des patients âgés, dans un contexte où la volonté d’une pratique éthique était affirmée.

Précisons d’emblée que cette unité disposait de quelques lits de soins palliatifs, et qu’elle pouvait solliciter l’avis d’une unité mobile en soins palliatifs (pour traiter les cas les plus complexes), mais aussi d’autres corps de métier (ex : kinésithérapeutes, enseignants en activité physique adaptée, diététiciens, etc.).

À première vue, notre approche fait écho aux recherches sur le care, initiées par la philosophe Carol Gilligan en 1993 et reprises par la politologue Joan Tronto. Dans leur perspective, la pratique éthique ne se déduit pas de codes de conduite et des principes (perspective propre à l’éthique de la justice) mais émerge plutôt de la capacité des soignants à tenir compte des singularités de chaque personne destinataire du soin.

L’éthique se construit aussi dans l’ombre

Néanmoins, d’après nos observations, cette pratique éthique n’émerge pas tant dans les chambres lorsque le personnel de soin était en contact direct des patients ou lors des visites des familles (exclusivement l’après-midi), qu’en coulisses lors des discussions entre soignants.

Notre recherche montre en effet que le care est un « travail d’articulation ». Il s’agit, selon la formule du sociologue américain Anselm Strauss qui nous a inspirés, d’un travail supplémentaire nécessaire « pour que les efforts collectifs de l’équipe soient finalement plus que l’assemblage chaotique de fragments épars de travail accompli ».

Des principes éprouvés par la réalité : un cas pratique

Un exemple parmi d’autres : en réunion de staff, le cas de Madame Bertrand (les noms ont été modifiés) a été discuté en détail, sous l’impulsion de Nathalie qui est médecin et avait besoin de l’avis de l’ensemble du personnel soignant. Beaucoup ont mis l’accent sur le fait que cette patiente (en voie de grabatisation, souffrant de multiples pathologies, avec des antécédents psychiatriques) était constamment dans une posture d’opposition.

Nathalie témoigne : « Avec moi aussi, Madame Bertrand est dans la confrontation. Le problème, c’est que c’est une hospitalisation longue avec des problèmes familiaux. Sa fille part pour la Guinée. La diététicienne voudrait optimiser les choses avec 1,5 litre d’alimentation entérale. Mais elle ne le supporterait pas en raison de sa fatigue car cela l’obligerait à rester dans son fauteuil pendant six ou sept heures et ce n’est pas possible. Madame Bertrand a tendance à bouger tout le temps et se met dans des positions encore plus inconfortables. Elle ressentirait encore plus de douleurs même. Donc la question est “peut-on trouver un fauteuil plus confortable pour cette dame et procéder ainsi ou bien est-ce impossible ?” Si c’est impossible, il faudra la nourrir alitée, mais vous devez savoir qu’elle nous a fait une fausse route il y a deux jours. »

Ce travail est d’autant plus important que les trajectoires des personnes en fin de vie « désarticulent » constamment les arrangements établis par les professionnels, du fait notamment de la progression de la maladie et de ses conséquences concrètes (le malade n’est par exemple plus en mesure de s’alimenter), de l’effondrement psychologique de la personne, du manque de ressources à la disposition des soignants, des difficultés de communication avec les bénéficiaires des soins, mais aussi parfois entre les soignants eux-mêmes…

Quelques jours plus tard, Frédérique et Cédric, deux infirmiers, ont évoqué le cas de Madame Bertrand, de manière informelle, suite au passage de l’équipe mobile de soins palliatifs, un passage qui s’était soldé par une décision commune : l’arrêt de l’alimentation par sonde.

La première s’étonne : « On a discuté de savoir si cela valait le coup de maintenir une alimentation. On pense que ce n’était pas normal de coller la sonde parce que l’évolution n’était pas positive. Et on avait ressenti que la patiente ne voulait plus. Du coup, on a fait un point avec la famille qui était d’accord avec ce qu’on avait remarqué. Et elle voulait qu’on arrête les soins et qu’on ne s’acharne surtout pas… Donc on allait tous dans la même direction. Sauf que depuis… »

Cédric lui répond : « Moi, Nathalie m’a dit que l’alimentation ne serait réduite que progressivement pour qu’elle ne soit pas trop déprimée par son arrêt complet. L’idée c’est d’y aller par étapes, d’enlever une poche par une poche. »

Notre terrain montre que les soignants ne gèrent pas seuls les dilemmes qu’ils rencontrent avec les patients. Leur travail est jalonné de retours réflexifs collectifs sur les problèmes éthiques rencontrés dans les face-à-face avec les patients au moment des soins et leurs familles.

Pour ce faire, ils peuvent confronter leurs points de vue dans des cadres formels. À l’hôpital, il s’agit avant tout des staffs médicaux et des transmissions orales. Beaucoup se joue aussi dans des espaces informels, devant la machine à café, dans le poste de soins, dans la salle de pause ou encore dans les couloirs de l’hôpital.

Ce processus de délibération collective est d’autant plus important quand il s’agit de gérer des situations complexes et quand le nombre de professionnels impliqués dans les soins croît. Chacun intervient en effet selon sa temporalité propre et sa spécialité. Faire en sorte que ces acteurs coopèrent et articulent leur posture éthique est un enjeu clé pour tendre vers un « bon » care, comme l’illustre le cas de Madame Bertrand.

Prendre le travail d’articulation au sérieux est donc absolument nécessaire. Mais comment faire concrètement pour faciliter le travail d’articulation et améliorer la prise en charge des personnes en fin de vie ?

Préserver la vitalité des espaces de discussion

Tout d’abord, il convient selon nous de rompre avec un certain nombre de réflexes : le recours systématique aux procédures, aux normes, aux standards et aux chartes de bientraitance pour traiter des situations de fin de vie s’avère souvent décevant, et même parfois contre-productif.

Ils ne permettent pas réellement de résoudre les dilemmes éthiques rencontrés par les soignants sur le terrain qui doivent composer en permanence avec les patients, leur famille et la sensibilité de chaque membre de leur équipe. En bout de chaîne, ils se trouvent souvent désemparés et soumis à des injonctions contradictoires, notamment quand il manque du personnel.

Et si l’enjeu éthique était donc aussi de préserver la vitalité des espaces de discussion (formels et informels) entre les soignants ? Un travail d’articulation de qualité passe en effet nécessairement par la confrontation des points de vue et l’expression des désaccords au sein de l’équipe. Atteindre un minimum d’alignement entre les soignants ne peut se faire que dans un second temps, soit parce qu’un consensus finit par émerger de la discussion, soit parce qu’un arbitrage est rendu.

De telles dynamiques collectives ne peuvent se produire que quand il y a un minimum de stabilité dans les équipes, et donc quand il y a des équipes au sens fort du terme, avec des soignants qui se connaissent et qui confrontent leurs points de vue.

Dans certains établissements de soins ce n’est absolument pas le cas, soit parce que les équipes tendent à se déliter, soit parce qu’il n’y a tout simplement plus d’équipe, à cause notamment des démissions successives, du mal-être des soignants, ou encore du fait d’un recours à l’intérim à l’hôpital en nette hausse depuis six ans.The Conversation

Jean-Baptiste Suquet, , Neoma Business School et Damien Collard, Maître de conférences, Université de Franche-Comté – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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