Shanghai sur pres'

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Critique de "H6 - L'hôpital du peuple", de Ye Ye (sortie le 2 février 2022)

Shanghai sur pres'

La documentariste Ye Ye, installée en France, est retournée dans sa Chine originelle pour son premier long-métrage qui nous emmène à la découverte d'un hôpital tentaculaire à Shanghai. Un établissement-ville au sein d'une ville-monde, où se téléscopent des milliers de destins et de souffrances, entre absurde et drame... La vie, la mort, à la sauce chinoise. 

Curieux documentaire que cette plongée dans le système de santé chinois, représenté par un hôpital shanghaien pharaonique, labyrinthique dans sa dimension et son organisation, où l'uniformisation des systèmes communistes se mêle à une prise en charge terriblement individuelle - et terriblement financière - de chaque situation. Pour résumer, un foutoir incommensurable au sein duquel la moindre prestation, soignante ou non, est tarifée, négociée, arrachée souvent, et où l'organisation de tout ce qui ne relève pas du soin pur repose sur les épaules des familles. Familles qui au début du film papillonnent, squattent les couloirs ou les cagibis, et que Ye Ye va patiemment approcher, pour n'en garder que cinq. Cinq destins qui émergent peu à peu de ce dispositif en forme de puzzle dont il faut savoir, armé de patience, dépasser le rythme tout à la fois lent et agité, tant ce que réussit à faire Ye Ye à partir de ce matériau est surprenant, dépassant les règles du documentaire habituel.

Car de cet univers à la Tati, dont l'organisation obsessionnelle rappelle Playtime et dont certains portraits, souvent brefs et dissonants par leur drôlerie, semblent échappés de l'imaginaire de ce metteur en scène, univers appréhendé avec une vision sociétale plus que politique, va peu à peu émerger une dimension intensément cinématographique, au point que l'on ne saurait dire s'il s'agit du résultat d'un montage sophistiqué à partir d'un matériel particulièrement riche collecté au hasard ou d'une prescience de metteuse en scène quant au choix des parcours sur lesquels elle s'est concentrée. Toujours est-il que chacune de ces histoires, au départ fondues dans une banalité et un anonymat que renforce l'effet de foule, se condense pour aboutir à des enjeux dramatiques insoupçonnés, dont l'intensité n'est pas sans évoquer le talent narratif de cinéastes qui, comme Asghar Farhadi ou Nadine Labaki, savent conjuguer à merveille la dimension sociétale et la focalisation individuelle. La dimension dramatique est multipliée par cinq. Chaque personnage - car il s'agit dès lors de personnages de cinéma, même si totalement pris en compte dans une réalité - réussit à illustrer un dilemme, une injustice, une revendication, et interroge les limites de la dignité, de la solidarité, de l'amour supposé inconditionnel. 

Evidemment, de notre point de vue occidental et soignant, entendre toutes les cinq phrases une référence à l'argent, assister à des refus de soins élémentaires pour cause de précarité ou à des vies littéralement ruinées après une simple opération, a quelque chose de presque plus sidérant que révoltant. Et nous permet de relativiser les nombreuses carences à l'oeuvre dans notre système à bout de souffle. Il n'empêche : ce qui est décrit aboutit à une puissance dramatique si intense, et est intégré dans un univers parfois si absurde, que notre ressenti n'est jamais enfermé dans une dimension simpliste. En cela, Ye Ye est un peu magicienne.

 

 

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