On n'est pas au bout d'Oppen

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Critique de "Oppenheimer", de Christopher Nolan (sortie le 19 juillet 2023). Dans un mouvement opératique de grande ampleur, Christopher Nolan dissèque la mue d’un scientifique de génie en chef d'entreprise stratège, embrassant les différents niveaux de complexité qu’un tel parcours, et les conséquences de ses travaux sur la bombe atomique, implique nécessairement.

On n'est pas au bout d'Oppen

Souvent passionnant, parfois énervant, le film tient constamment la route grâce au passionnant morceau d’Histoire ainsi retranscrit.

Il réside dans chacune des œuvres de Christopher Nolan une tendance au maniérisme, une sophistication plus ou moins utile, justifiée ou efficace, qui frise un peu trop les tics de réalisation. Cela peut hisser des matériaux comme le comics à un niveau inattendu, mais quand il s’agit d’étudier la destinée passionnante d’un scientifique en période particulièrement troublée, la superposition de couches de narration à la Inception rend parfois la recette un peu indigeste. Ajoutés à cela des dialogues truffés de punchlines et de phrases sentencieuses ainsi qu’une musique omniprésente pendant près de trois heures, et l’on comprend que, pour pénétrer le cerveau d’un Christopher Nolan et de l’homme de génie auquel il s’identifie de façon à peine voilée, il faut être armé de fonctions attentionnelles et d’un esprit de synthèse particulièrement alertes.

Si Nolan ajoute de la complexité à un fil directeur qui l’est déjà bien trop pour un film de « seulement » trois heures, il est sauvé par son histoire elle-même. Et s’il échoue, à notre sens, à appréhender pleinement le psychisme de ce génie aux multiples facettes - entre fond mélancolique limite délirant, culpabilité plus névrotique et conjugaison inédite de capacités intuitives et organisationnelles - en raison même de cette accumulation de personnages, de faits inutilement entremêlés et trop souvent à peine esquissés, il n’en demeure pas moins qu’il réussit admirablement à nous faire ressentir l’émulation, faite de nécessité et d’urgence, qui a abouti au projet scientifico-politique le plus fou, le plus rapide et le plus bouleversant, métaphysiquement parlant, de l’histoire de l’humanité. Sans occulter un aspect ludique presque inattendu, qui colle parfaitement à l’ambiance blockbuster qu’il prend plaisir à ne jamais gommer et qui permet de comprendre à quel point des films comme Indiana Jones trouvent leur genèse dans ce qui relève à la fois d'une manichéenne course contre la montre face à un ennemi bien identifié et de la lutte contre les démons qui résident en chacun, un Graal qu’il faudrait maîtriser pour mieux le laisser hors de portée de tous.

Si Nolan s’avère bien maladroit pour aborder le psychisme d’Oppenheimer, enfilant de gros sabots conceptuels pour décrire son rapport aux femmes et à la culpabilité - ah, cette scène post-coïtale où le jeune « Oppie » demande à la pulpeuse Florence Pugh si elle est plutôt jungienne ou freudienne - il y a en revanche un aspect de sa personnalité qu’il a particulièrement réussi à capter. A savoir un certain flou idéologique, pas dans le sens du vide mais plutôt du flottement, tel un mobile qui dériverait au gré d’un courant. Dans ce parcours d’un homme marqué très tôt par un vécu interne de néantisation, puis pris dans un mouvement de soudain retour à la vie dont Nolan se préoccupe hélas trop peu, il semble que le patriotisme constitue plus une des multiples bouées que la vie lui a offertes pour ne pas resombrer qu'un réel engagement. Ni réellement communiste - il a toujours refusé d’adhérer au parti - ni va-t-en-guerre forcené, cette absence de véritable colonne vertébrale idéologique est probablement ce qui lui a permis, au contraire d’un Einstein, d’ « avancer » aussi loin dans un projet qu’il savait révolutionnaire et dont il appréhendait autant la nécessité dans l’instant que les dangers futurs. Entouré d’une cohorte de démagogues et d’idéalistes, les deux revers de la médaille de l’idéologie, il ne pouvait que se démarquer et expérimenter une solitude extrême. Ce que Cillian Murphy, par un jeu particulièrement épuré et opaque, véhicule de façon impressionnante.

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