Deux fils et un patriarche. Trois personnages en quête de sens. Trois individualités dont Félix Moati, acteur discret mais réalisateur impétrant surdoué, tisse progressivement les liens et les ressemblances de façon subtile. L'histoire ne tient à presque rien et repose intégralement sur ces trois figures masculines qui se retrouvent au même moment en crise existentielle. Richement écrits, interprétés avec une conviction palpable par trois acteurs épatants, ils prennent vie sous nos yeux en quelques phrases, quelques gestes, et nous les laissons une heure et demie plus tard le coeur un peu serré, avec le regret de ne pouvoir les suivre plus.
Un mot sur chacun. Joseph d'abord, joué par un Poelvoorde à qui la sobriété - ! - réussit. Ne vampirisant jamais l'écran, il laisse toute la place à la tendresse qui émane de lui et que l'on ressent pour son personnage de dépressif tentant de faire sa place entre les vivants et "ses morts". Joachim, lui, marivaude comme son père à son âge, mais est régulièrement rattrapé par des accès de romantisme aigu. À moins qu'il n'ose franchir le cap de l'âge adulte, et surpasser ce père qui l'a conditionné à être brillant. Ne finira-t-on pas par se lasser de Vincent Lacoste, dont c'est quand même le quatrième film en neuf mois? Il faut croire que non : il cabotine délicieusement tout en étant constamment authentique. Ivan, surtout: ce jeune ado un peu bizarre, surdoué, passionnément attachant, est peut-être le personnage que Félix Moati a peint et investi avec le plus d'originalité et de talent. La description de cette crise d'ado tiraillé entre mysticisme et rationalité, insolence et inhibition, grandeur et nihilisme, est saisissante. Et le jeune Mathieu Capella lui apporte une complexité et une fraîcheur peu communes. Il faut noter que Moati réussit à cerner les caractéristiques, les enjeux et les points communs de ces trois tranches d'âge avec une égale aisance.
Ce qui est stupéfiant dans "Deux Fils", c'est qu'il est drôle de bout en bout, mais dans un décalage émotionnel constant propre aux chefs-d'œuvre de comédies: le rire y est tour à tour teinté de gravité, de tristesse, d'absurde voire d'inquiétude. Chez Moati comme chez ses aînés - Allen, Lubitsch, Anderson et tant d'autres - le rire est une affaire on ne peut plus sérieuse. Ce décalage, cette narration syncopée, cette polyrythmie donnent au film une légèreté et un aspect terriblement jazzy. Un parti pris pour la désuétude achève de le rendre charmant : au XXIe siècle, Moati se permet de nous faire croire qu'un interne de psy peut émigrer à Athènes pour écrire avec une ambition démesurée une thèse qui lui permettrait de devenir "le meilleur psychanalyste du monde" ! Tout comme il choisit de souder cette famille par l'écriture : le roman raté du père est un miroir tendu à l'inhibition du fils à démarrer sa thèse. Quant au plus jeune, c'est la poésie - et le latin ! - qui lui permettront de conquérir le territoire inconnu de la féminité.
Cette adéquation entre l'écrit, le jeu et la réalisation offre au film un ton inimitable. N'ayons pas peur de déclarer, dans un refus très adolescent de la nuance, qu'il est parfait !