Pourquoi faut-il encore faire beaucoup d'heures pour être un bon médecin ?

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Quitter tôt son travail, avec sérénité, une fois le nombre de ses heures réglementaires strictement accompli ? Pas à lhôpital, où le « quiet quitting » na pas sa place. Contexte tendu. Manque de personnels et files actives qui gonflent. Les quelques velléités de respect des horaires des internes sont dévorées par la force de lhabitude et la hiérarchie patriarcale reprend le dessus. Le « Il faut faire beaucoup dheures pour être un bon médecin » reste dactualité. Un modèle qui ne fait pas bon ménage avec équilibre personnel, ni efficacité d’ailleurs.

Pourquoi faut-il encore faire beaucoup d'heures pour être un bon médecin ?

Des enfants à récupérer à la crèche ou une heure de squash planifiée, il ou elle quitte le taf, quoi qu’en dise son chef. Pourtant, cette même personne est très investie au travail. Vous ne rêvez pas, cela existe dans beaucoup de métiers : cela s’appelle le « quiet quitting » et c’est une pratique qui se répand. Un phénomène à mille lieues de devenir une réalité du travail en milieu hospitalier. D’ailleurs, aucune des personnes interrogées pour cet article (chef de service, internes, médecin du travail) ne connaissait cette expression.

58 heures en moyenne, au lieu des 48 légales

« Ce nest pas quon ne le souhaite pas. Mais la situation ne le permet pas. On est tout le temps à flux tendus », explique Pascal Demoly, chef du service Allergologie au CHU de Montpellier. Dans beaucoup de services, les internes restent malheureusement encore la variable d’ajustement, et pourtant l’administration a fabriqué pour eux des grilles de présence à remplir. « Montpellier-Nîmes a joué le jeu » reconnaît Olivia Fraigneau, présidente de l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI). « En retard, mais avec une réponse complète, argumentée, un suivi tous les 3 mois. » La loi impose depuis 2015 un temps de travail de 48 heures par semaine pour les internes1. Or ils travaillent en moyenne 58,4 heures et 10 % d’entre eux jusqu’à 79 heures2. À l’appui des résultats de cette enquête publiés en mai 2020, l’ISNI a adressé cet été une mise en demeure à l’ensemble des CHU. Seulement 6 ont répondu. Pour les 28 retardataires, ce sera un recours au tribunal administratif. Il s’agit ici, pour l’instant, de mettre en place un dispositif fiable, objectif et accessible de décompte des horaires5. « Cest triste mais la France est un des rares pays où le temps de travail en hôpital nest pas suivi. »

Le statut, l’image, les autostéréotypes subsistent

« Même si certains chefs de service sont conciliants et veillent à respecter les règles, certains jeunes patrons mettent la pression. » Pascal Demoly reconnaît que rien n’a vraiment changé : « Jai eu tous mes accidents de voiture quand j’étais interne. Jamais quelque chose de grave. Mais je mendormais partout, même debout ! » Le stakhanovisme sévit. Des internes se projettent dans cette idée de sacrifice. « Tu toccupes de tes patients et de toi ensuite. » Une étude publiée en 2022 montre un risque élevé de workaholisme chez les étudiants en santé de Montpellier-Nîmes : 32,7 % sur un échantillon de 487 étudiants interrogés4. « Un médecin qui dirait : "Je fais mes 9 h-17 h" serait encore mal perçu. La désaffection pour les carrières hospitalières tient aussi de cela », analyse François-Xavier Lesage, MCU-PH en santé au travail. Il reçoit chaque année 300 internes en consultation. « Ceux qui ne se projettent pas dans cette abnégation jouent la montre et quitteront lhôpital ensuite. » Pas question dans ces conditions de poser un arrêt maladie. Plus de 2 mois d’absence entraîne la non-validation d’un stage et repousse d’autant plus la sortie. Et se déclarer malade ou fatigué est encore perçu comme une faiblesse. 

Trouver un équilibre en faisant le grand écart

Faire des heures pour être un bon médecin. Aller chercher ses enfants à l’école pour être un bon parent. Les jeunes sont tiraillés entre deux modèles contradictoires. Alors même que l’OMS signale que travailler trop nuit à la santé et montre en 2021 que faire plus de 55 heures par semaine augmente de 35 % le risque d’AVC3

https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/apres-35-ans-lhopital-jai-decide-de-partir-alors-que-jai-une-grosse-capacite-encaisser-cela

Alors à quand le « quiet quitting » assumé à l'hôpital ?

Doucement, les habitudes évoluent. Certaines « s’accordent le droit » de tomber enceintes pendant l’internat, bénéficiant du stage en surnombre. Evangeline s’est arrangée au mieux : « Je n'ai pas vraiment eu de congés maternité mais c'était un choix. J'étais en master 2, donc jai pu télétravailler pour mon stage de recherche. » Les romans du docteur Marc Zaffran, signés sous le pseudonyme Martin Winckler, où il raconte à travers les lignes la pression du système, la rémanence de la hiérarchie ancrée dans les habitudes, peut inspirer les réfractaires. Dans Le Choeur des femmes (2009), une jeune interne aux dents aiguisées – car c’est comme cela qu’elle s’est forgé l’image qu’elle pensait que l’on attendait d’elle – passe du médecin formaté au médecin humain. » Avec plus de 65 % de femmes reçues aux ECN cette année, il faudra bien que les choses changent » défend Olivia Fraigneau. « Les livres, les enquêtes, plus de femmes, tout cela contribue à faire évoluer la culture carabine. » Mais la vraie avancée passera par l’application de la loi. « Sur le temps de travail, jai bon espoir. Et cela permettra daméliorer la santé mentale des internes ! »

Risques psychosociaux : sujet tabou, maintenant pointé du doigt

Anxiété, dépression, idées suicidaires avec une prévalence supérieure à la population générale. L’enquête menée en 2017 par l’ISNI, l’ISNAR-IMG, l’ISNCCA et l’ANEMF sur presque 22 000 jeunes médecins révélait des chiffres alarmants. Deux tiers déclarent souffrir d’anxiété (66,2 % contre 26,1 % en population générale), le quart reconnaît avoir des idées suicidaires (23,7 %), et 27,7 % sont en dépression1. Une donnée qui rejoint une méta-analyse qui positionne le curseur à 27,2 % chez les étudiants en médecine2.

La santé mentale des médecins est observée de près. La consultation BEAT (Bien-être au travail) créée en 2015 a reçu 160 praticiens de tout grade à Montpellier3. « Cest peu, mais la structure a le mérite dexister. Cest une porte dentrée », souligne François-Xavier Lesage, MCU-PH en santé au travail. Il suit depuis 3 ans l’ensemble des internes, quel que soit le lieu de leur stage. Pour beaucoup, l’automédication reste la solution. Avec tous les dangers que cela comporte. Depuis cette année, il suit aussi les PH ; en pratique, infiniment peu de visites. Ce n’est pas dans les mœurs. L’étude ISNI en écho chiffre à 45,3 % le nombre de jeunes et futurs médecins qui ont déjà vu un médecin du travail.

!!WARNING RPS !!

Faire ses heures et en faire plus pour bien faire n’est pas une solution durable. Avant de courir au burn-out, autant éviter que des troubles anxiodépressifs ne s’installent durablement. Alors on se surveille mutuellement : fatigue, troubles du sommeil, irritabilité, crises de larmes, repli sur soi, problèmes de concentration, démotivation. Et on tire la sonnette d’alarme !

 

Source:

1 Santé mentale, étude de 2017 www.isni.fr

2 Méta-analyse publiée dans le Jama (2016) https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27923088/ 

3 Bien-être au travail : BEAT à Montpellier. https://www.silr.fr/help/le-groupe-beat/ 

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