Crimes et déni

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Critique de « Un silence », de Joachim Lafosse (sortie le 10 janvier 2024). Un célèbre avocat voit se fissurer l’équilibre familial qu’il a construit sur le terreau de ses conduites criminelles et tenté de maintenir par le silence de son épouse. Dès lors, l’exposition de la vérité ne pourra mener qu’à la déflagration…

Crimes et déni

Joachim Lafosse se saisit à nouveau d’un fait divers pour étudier les engrenages à l’œuvre derrière les drames destructeurs, préférant exposer la mécanique des âmes plutôt que sonder et accabler leur noirceur. En résulte un film éprouvant et nécessaire.

Le silence dont Joachim Lafosse s’astreint à montrer l’étendue et les conséquences dans son dernier film est aussi celui de notre pays. Un peu comme le nuage de Tchernobyl, les retombées du scandale corollaire à l’affaire Dutroux dont il s'inspire semblent s’être arrêtées à la frontière franco-belge. On sait pourtant que la pédocriminalité, comme le Covid, n'a cure du droit douanier. Il est ainsi dommage que cet exemple de fonctionnement individuel pervers, absolu de par son étendue et son efficacité, n'ait pas été plus repris. Il permettrait de rappeler que même à ceux qui sont impliqués dans de justes combats, parce que l'impunité n'en serait que plus grande, il est dangereux de confier un pouvoir excessif et sans remise en question.

Car c'est de ça qu'il s'agit tout au long du film, et qui est porté de façon nuancée et juste par un remarquable Daniel Auteuil : la façon dont un homme, roué à la mécanique et à la rhétorique judiciaire, se défend pour maintenir l'impunité qu'il a mise en place. Le film, qui à l'image de son titre n'est jamais bavard, s'autorise de rares incursions discursives pour mieux montrer à quel point le seul qui ose parler, dans cette famille, c'est le père. Comme si, de par ses agissements et l'impossibilité pour son entourage, et principalement son épouse, de les regarder en face, il ne laissait le choix qu'entre une parole fausse, manipulatrice, épuisante d'avance (Auteuil retranscrit très bien l'accablement voire l'épuisement qui accompagnent ses tentatives de persuasion)... et le silence dont il est question. Le fils - adoptif - passera à l'acte précisément parce qu'il lui est impossible de se taire comme de parler - "on va le croire et il va pouvoir continuer à faire du mal", souligne-t-il d'ailleurs à sa soeur. Un passage à l'acte qu'il voudrait voir comme une issue mais qui, dans la vraie vie, n'en est jamais une - c'est l'une des conséquences du déni : la propagation du Mal, qui peut notamment entraîner les victimes sur le chemin de leurs auteurs.

La raison pour laquelle le film impacte autant est sa mise en scène, qui illustre totalement les différentes facettes du déni : ne jamais vraiment dire, mais aussi ne jamais vraiment voir. Il semble ainsi infesté par les plans multipliant les angles morts, par les scènes de groupe où les gens ne communiquent jamais réellement, mais surtout par sa propre noirceur, à l'image de cette demeure où chacun semble survivre dans des interstices, à l'abri de toute présence autre. Une demeure pourtant encerclée de journalistes armés de micros et de caméras... Un silence fait d'ailleurs fortement écho à L'été dernier, film lui aussi centré sur une grande famille dirigée par une avocate spécialisée dans la défense des victimes de crimes sexuels et qui elle aussi mettait en place une stratégie pour échapper à la gravité d'un crime qu'elle se refusait à voir dans sa dimension véritable. Là où Breillat plongeait son film dans une lumière chaude, habilement trompeuse, Lafosse choisit de laisser les âmes errer dans une pénombre qu'il met constamment à distance, comme s'il se refusait, ou renonçait d'emblée, à les comprendre. En cela, tel Michael Haneke auquel on songe aussi, il peut paraître moralisant. Mais cette posture nécessaire se fait avec une remarquable économie de moyens. Ce silence, c'est aussi un peu le sien, qui reste sidéré face à tout cela.

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