Veil d’armes

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Critique de "Simone, le voyage du siècle" d'Olivier Dahan (sortie le 12 octobre 2022)

Veil d’armes

Au crépuscule de sa vie, Simone Veil tente de rédiger ses mémoires. Mais qu'est-ce que la mémoire, et qu'implique l'acte de raconter, chez une personne qui a survécu au pire ? Un film surprenant d'ambition, dont la forme éparse résiste à l'éparpillement, tant elle révèle le fond, les enjeux psychologiques, de ce destin exemplaire. Une vision dont on ressort éprouvé mais bouleversé. 

Au début, on a un peu peur. Parce que la "patte" Dahan se reconnaît d'emblée, et tellement. Entre un prologue calqué sur certaines scènes de "la Môme", actrice face à la Côte d'Azur grimée en vieille dame déclinante, et inaugurant un tourbillon narratif, musique imposante alourdissant des travellings, des gros plans mitraillés, des vues d'ensemble passant des camps de la mort à l'Assemblée Nationale... Oui, on a peur, car le film s'annonce long et donne déjà tout, déjà trop. Et puis, rapidement, l'évidence : si "Simone" reste un film à la démesure d'Olivier Dahan, il est totalement préempté par son héroïne, dont l'extraordinaire force morale, alliage de ténacité, d'humanité et de clairvoyance, confère à l'ensemble la ligne claire, la direction, le sens dont on aurait pu craindre la mise au second plan. Car ce qui fait la force de "Simone", c'est que de ces éclats de vie, de ces fracas intimes qu'engendre l'Histoire, de cette mémoire traumatique souvent admirablement retranscrite, bref de ce chaos, émerge un message fort, le film tournant finalement autour d'une seule thématique: l'édification de la mémoire, personnelle comme collective, repose sur une double nécessité dont le drame est qu'elle est éminemment difficile à atteindre, celle de vraiment entendre les acteurs, témoins et victimes reposant sur celle, les concernant, de parvenir à vraiment parler. 

Simone Veil a toujours désiré parler. Dès sa sortie des camps. Elle en a fait très vite un impératif, une urgence. Ce que montre le film pourtant est qu'elle semble n'avoir réussi à dire ce qu'elle voulait vraiment dire qu'à la toute fin. Le scénario, très habile bien que - ou parce que - touffu, illustre très bien cela. Il préfère s'attarder sur les batailles méconnues et pas toujours victorieuses de Veil - on pense aux résultats contrastés de son ministère lors de l'épidémie culminante du SIDA - en ce qu'elles ont de commun, de moteur : être à l'écoute des plus vulnérables, des oubliés de la société, de ceux qui gênent, préalable nécessaire pour leur venir en aide, les réintégrer, les inclure. C'est parce qu'elle s'est vécue exactement ainsi au sortir de la guerre, déportée dont on ne voulait entendre le témoignage dans une période d'espérance et de reconstruction, période à laquelle elle a pourtant, et c'est probablement ce qui la rend si exceptionnelle, ardemment participé, qu'elle semble avoir éprouvé la nécessité d'entendre les prisonniers, les femmes recourant à l'avortement clandestin, les malades du SIDA, les toxicomanes... La discrétion de ces moments de recueil de la parole est nettement plus soulignée que l'éclat des combats auxquels ils ont abouti, et c'est l'une des intelligences du film que de s'appuyer sur cette humilité-ci. Humilité renforcée par la mise en lumière de deux êtres d'exception, sa mère puis son mari, lui ayant permis d'être entièrement elle-même tout en se vouant aux autres.

Cette tunnélisation de la mémoire, exploration progressive de ses couches successives, ensemble de combats dont la multiplicité et l'unité finissent par donner le vertige, ne peut qu'aboutir à son noyau, au trauma originel, à l'unicité de sa douleur, à la confrontation à sa propre souffrance. C'est un euphémisme que de dire que ce passage du film, celui qui la suit de l'enfer des camps de concentration jusqu'à la terrible "marche de la mort", est éprouvant. Montrer les camps, mettre en scène la Shoah en utilisant abondamment la diversité des artifices qu'offre pour cela le cinématographe, continue de susciter la polémique, comme en témoigne la violence des reproches de certains critiques adressés au film. Pour notre part, nous serions bien en peine d'avoir un avis tranché sur la question. Nous attendrons la réaction des principaux concernés, rares survivants et immenses familles meurtries, pour qu'il nous soit plus précis. Nous avons cependant le sentiment que, face à l'impériosité du désir qu'avait Simone Veil que soit racontée cette histoire-ci, et ce même si, comme le dit son mari à la fin du film, la mémoire repose plus sur la parole que sur l'image, elle n'aurait pas désavoué cette démarche. N'avait-elle pas accepté de se rendre à la commémoration des 60 ans d'Auschwitz en compagnie de photographes de Paris Match? 

Vers la fin du film, Olivier Dahan choisit de superposer au récit d'épisodes particulièrement insoutenables les images d'une famille unie qui prépare ses bagages. C'est un peu ce qu'illustre le film, et ce qui constitue le destin de Simone Veil: cette coexistence constante entre la confrontation à la mort et le désir de vie, cette capacité qu'elle a eue de faire de cette expérience le ciment de ses engagements futurs, du plus politique au plus personnel - la recréation d'une famille. Et c'est en choisissant de conclure sur un souvenir saturé de soleil, préexistant à l'horreur, et lui ayant probablement permis d'y survivre, que cet éprouvant "voyage du siècle" s'achève, nous laissant admiratifs et bouleversés. 

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