Un diable à ma table

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Critique de "Le Consentement", de Vanessa Filho (sortie le 11 octobre 2023). Vanessa, 13 ans en 1985, se fait voler son adolescence par l'écrivain sulfureux, mais adoubé par l'intelligentsia germanopratine, Gabriel Matzneff. Elle devient son "enfant chéri", nouvelle conquête et muse mais, le lui jure-t-il, dernier amour. Elle est vampirisée. Elle lui survivra.

Un diable à ma table

Un récit édifiant, qui retranscrit l'immense malaise que n'ont pas suscité, à l'époque, les agissements criminels de Matzneff. Mais qui reste un peu empêtré dans sa chronologie linéaire.

En s'attaquant au livre de Vanessa Springora, véritable pavé dans la mare d'un milieu éditorial gangrené par sa compromission, quand il ne s'agissait pas de complicité, à l'égard de Gabriel Matzneff, Vanessa Filho adopte une démarche empreinte de modestie. Elle semble avoir laissé à Springora toutes ses réflexions d'adulte, celles qui l'ont poussé à écrire son oeuvre et qui sont peu développées dans le film, qui s'arrête là où commence la rédaction du livre. C'est un peu frustrant, même si l'on peut voir ce choix comme une volonté d'être au plus près de la "jeune" Vanessa, l'image permettant probablement plus que la littérature - quoique... - l'incarnation. Et comme une confiance absolue dans le récit, la chronique, qui effectivement se suffisent à eux-mêmes pour montrer à quel point la notion de consentement est problématique en elle-même

Le récit, justement, se veut la narration sèche et précise de l'emprise totale, spirituelle, éducative et sexuelle de cet homme chez qui fonctionnement pervers a rarement été aussi poussé. Filho est pudique quand elle filme la chair violentée. Elle n'en retranscrit pas moins l'aspect incroyablement glauque, vicié, de tout cela. La manière dont son aréopage s'excite des hauts faits de ce criminel international, mais aussi sa façon de retourner les proches de ses victimes, montrent à quel point il a bénéficié, tel le gourou d'une secte, d'une impunité quasi-délirante. Le personnage de la mère, impeccablement interprété par Laetitia Casta, illustre de façon saisissante le "retournement" des âmes et des valeurs dont usait Matzneff. Les scènes de repas qui ponctuent la progression du récit montrent comment, d'invité de salon, le pervers devient peu à peu chef de famille. Quant à l'intimité du bourreau et de sa victime, elle est l'antithèse de la bluette ou de la passion à laquelle Matzneff, probablement autoconvaincu, voudrait faire croire. Son appartement est filmé comme une tanière enfermante, un piège. Mais, surtout, comme la transposition dans le réel de son délire, les traces de "culture" qui parsèment son appartement - le jazz, les colonies... - comme autant d'indices, à défaut de preuves, de la façon dont cette culture est détournée à son propre profit, celui qu'il a rendu possible en convainquant toute une société de consommation qu'il n'était au final que cela, lui, l'ogre destructeur d'enfants : un consommateur. Jean-Paul Rouve fait le job, mais la première chose que l'on constate est son échec à retranscrire une composante essentielle de Matzneff : son sourire doucereux. On ne sait s'il n'a pu, ou ne l'a pas voulu. 

Le Consentement n'est pas une description complaisante, "hamiltonisée" comme dirait Christine Angot, ou dégueulasse et insoutenable comme le prétendent ceux qui dénoncent les viols mais ne supportent pas de les voir à l'écran. Tout au plus le choix linéaire de la narration, exposant dès lors la répétitivité des situations, conduit-il à un sentiment presque coupable : l'ennui. On aurait aimé que Vanessa Filho s'extirpe de ce qui au final constitue un scénario de télélfilm pour, à un moment ou à un autre, prendre le pouvoir sur tout cela, transmettre une vision. Même si l'on comprend qu'elle a souhaité laisser l'écrivaine et survivante Springora dépositaire de ce pouvoir-ci, le choix de certains raccourcis et de certaines ellipses - la sortie du piège et le passage à l'âge adulte, notamment - nuit à la fluidité de l'ensemble.

Il est dit que les jeunes s'approprient le film et en font un succès viral. C'est la meilleure nouvelle qui soit, tant le Consentement avait au départ été conçu comme un moyen de "prendre le chasseur à son propre piège, l'enfermer dans un livre". La liberté de ce livre-ci, devenu film, devenu phénomène, est la liberté rendue à cette histoire, à cette jeune fille et à toutes celles qui, bien au-delà du sixième arrondissement, se reconnaîtront en elle.

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