Syndrome d'influence

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Critique de "Sans Filtre (Triangle of Sadness)" de Ruben Ostlund (sortie le 28 septembre 2022)

Syndrome d'influence

Un couple de jeunes influenceurs ultra-glamour se déchirant sur fond de bouleversements sociétaux se retrouve embarqué - sur invitation - dans une croisière pour ultra-riches. Le voyage va les mener aux confins de leur positionnement respectif. Une thérapie de couple sur fond de fable politique, soit un condensé des deux veines "östlundiennes". Brillante et jouissive, cette Palme d'Or vous est reviewée pour What's up Doc en avant-première!

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Ruben Ostlund est un réalisateur qui n'y va pas avec le dos de la cuiller. S'il nous avait un peu désarçonnés à l'époque de Snow Therapy, très surestimé, il réussit à faire, à partir d'un point de départ assez similaire - un couple en crise ouverte suite à un comportement apparemment anodin - un film de 2h30 dont le tour de force consiste à survoler, révéler et torpiller toutes les facettes de notre hideuse modernité occidentale, imposée à coups de diktats par une intelligentsia dont la seule intelligence semble être de multiplier ses revenus, sans jamais lâcher totalement son idée première, énoncée dans une drôlatique scène inaugurale qui au final annonce et contient tout le reste. Ce n'est qu'à la dernière image d'un surprenant épilogue que la boucle semble bouclée - quoique là encore cette fin reste en partie ouverte...

Par sa construction en chapitres et sa succession de scènes d'anthologie, avec pour climax un dîner du capitaine qui tourne, dans tous les sens du terme, au naufrage, le film manie l'art de la métaphore au lance-flammes, réunissant dans le même bateau la classe dominante, ceux qu'elle exploite, et ce couple entre deux eaux, symbole d'une modernité pseudo-élitiste entretenue dans l'illusion de faire partie des puissants qu'elle se contente de singer. Comme Marivaux en son temps dans L'île des esclaves, Ostlund renverse les rôles et les paradigmes, au moyen de deux segments narratifs se répondant de façon presque parfaite, chacun porté par le jeu immense de deux comédiennes, révélations tardives dont on se permettra de citer le nom : Sunnyi Melles en milliardaire russe se toquant d'égalitarisme et intimant à l'ensemble du personnel de s'accorder une pause au milieu des riches, et Dolly de Leon en soubrette futée et revancharde remettant méthodiquement chacun à sa place selon un nouvel ordre établi qui peut être vu comme un prolongement de ce premier mélange transgressif. 

Tentant de surnager au milieu de cet essaim d'archétypes sociaux, les influenceurs Carl et Yaya ne nous apparaissent jamais totalement antipathiques alors que leurs intentions et leurs comportements le sont constamment, probablement grâce à la fraîcheur que leur apportent Harris Dickinson et Charlbi Dean, qui les interprètent avec une étonnante acuité. Probablement aussi parce que Ostlund, dont la maîtrise d'écriture et l'inventivité constante entre burlesque, gros rouge qui tâche et poésie, font mouche, décrit particulièrement bien à quel point cette multitude d'injonctions contradictoires, tentatives vouées à l'échec de remettre un peu d'ordre au sein de notre inexorable déliquescence généralisée, finit par les noyer. L'empathie se noue peu à peu, elle n'est jamais évidente ni offerte, mais est bien réelle. Et sous cette férocité à la Bunuel, malgré une bonne demi-heure qui voit le rythme sérieusement s'essouffler, Ostlund réussit à ne jamais perdre de vue un seul instant son objectif de nous faire rester auprès de ces deux-là, victimes consentantes d'un désastre inexorable. Ne le sommes-nous pas tous? 

 

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