Sévices sociaux

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Critique de "Rien à perdre", de Delphine Deloget (sortie le 22 novembre 2023). Sylvie trime pour essayer d'élever seule ses deux enfants. Elle travaille de nuit au bar d'une petite salle de concert, espérant des jours meilleurs. Jean-Jacques, l'ado, veille sur Sofiane, le cadet qui tient difficilement en place. Une nuit, Sofiane se blesse sérieusement. Jean-Jacques n'était pas présent. L'hôpital qui prend Sofiane en charge signale la situation à l'Aide Sociale à l'Enfance...

Sévices sociaux

Delphine Deloget dresse avec une sobriété puissante un engrenage plus complexe qu'il n'y paraît. La description prime sur la dénonciation, et c'est tant mieux. 

Il faut considérer Rien à perdre, dont le titre jusqu'au-boutiste est une sorte de trompe-l'oeil, comme une chronique sociale dont la portée dramatique, bien présente, est constamment pondérée par la force tellurique du quotidien. Delphine Deloget a probablement réalisé son film pour dénoncer une situation, mais elle a décidé de ne pas rendre ostentatoires ses raisons ni ses motivations. Elle semble avoir avant tout voulu décrire le fonctionnement d'une femme, happée depuis probablement son entrée dans l'âge adulte par la nécessité d'agir. Cette stratégie aux avantages indéniables à court terme, celle de la débrouille, se heurte rapidement à de multiples obstacles. La réalisatrice n'en surligne aucun, mais met bien en évidence le cumul à l'origine de la perte de contrôle de son héroïne, jouée par une Virginie Efira qui, malgré une malédiction de plus en plus visible à paraître trop apprêtée, sait encore puiser dans son registre d'efficacité terrienne. 

Dès lors que les services sociaux interviennent, l'inéluctable semble déjà présent. Le film reste efficace, voire subtil, parce qu'il ne se contente pas de balancer à nos yeux une situation criante d'injustice - elle l'est pourtant, à bien des égards. Deloget est certes tentée, comme Justine Triet avant elle dans Anatomie d'une chute, d'offrir en quasi-pâture au spectateur un personnage représentant du corps social prompt à lui tourner les sangs - India Hair est cependant une actrice suffisamment intelligente pour ne pas aller trop loin dans son rôle d'enquêtrice sociale bornée. Mais elle pointe aussi l'ambivalence de cette mère courage, sa difficulté à remettre en question des choix et des négligences qui ne relèvent pourtant pas que de l'impériosité. Elle montre surtout comment un système, fragilisé par ses manques  et sclérosé par son fonctionnement, en vient à ne plus aider ceux qu'il est censé assister. 

Concernant le recours à l'Aide Sociale à l'Enfance, il s'avère efficace et utile avant tout lorsqu'il est effectué en amont, à la demande des parents. On en vient à regretter, sans la condamner, que cette mère célibataire enchaînant les galères avec un gamin manifestement hyperactif et ayant délégué pas mal de charges sur un aîné également bien fragile - et quand bien même ne le serait-il pas - n'ait pas été sensibilisée à la nécessité de ce recours. Il n'empêche : les événements qui s'enchaînent restent d'une plausibilité constante - même si le passage par la case psy est elliptique à gros traits - et ne peuvent laisser insensible, réveillant la sempiternelle question que nous ne nous posons que trop : comment peut-on laisser des services publics, forcément essentiels (protection sociale, justice, santé...), dériver ainsi? 

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