On n'achète pas les chevaux

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Critique de "As Bestas" de Rodrigo Sorogoyen (sortie le 20 juillet 2022)

On n'achète pas les chevaux

Un couple de français expatrié dans un village reculé de Galice se retrouve pris dans l'engrenage d'un conflit de voisinage. Une guerre des nerfs et de territoire dont l'inéluctabilité, les ramifications et les prolongements sont admirablement narrés et mis en scène. Le choc de l'été.

 

As Bestas est un film qui a tout pour lui et dont on ne peut - hélas ! - pas dévoiler grand chose, sous peine d'atténuer l'intensité que procure sa vision. De ces films dont la perfection n'est pas lisse, d'une rugosité et d'une aridité au diapason de la terre dont il est empreint et de ses habitants. Une violence qui sourd de chaque scène, et sous toutes les formes possibles. Un propos jamais binaire, qui explore les limites de la zone obscure au sein de laquelle nos pulsions les plus primaires - désirs de conquête et défense de territoire - se retrouvent confrontées à un principe de réalité inacceptable. Et jusqu'où cette non prise en compte peut mener.

Le film se compose de deux parties, qui sont aussi deux portraits de personnages saisissants, dont l'aspect brut est tout sauf simple, interprétés admirablement par deux acteurs qui n'ont jamais été aussi immenses, et qui tiennent probablement le rôle de leur vie - prouesse d'autant plus impressionnante qu'elle a été obtenue avec une barrière de langue et de culture qui s'avère souvent périlleuse. Denis Ménochet campe un homme à la sensibilité toute cérébrale, à l'intégrité non négociable, dont le côté inquiétant affleure avant tout lorsqu'il n'est pas confronté au danger : si ses tentatives d'adaptation à la violence de ses psychopathes de voisins suscitent évidemment notre pleine empathie, c'est dans ses attitudes envers sa femme et sa fille, lors de moments plus quotidiens qu'il se révèle obtus et non conscient de l'Autre, dans un contrôle qui rend sa persévérance et ses stratégies de défense plus troubles qu'au premier abord. On n'est pas loin de la personnalité paranoïaque.

Quant à Marina Foïs, dont le personnage gagne progressivement en épaisseur et en importance tout au long du film, elle prête à cette femme, à la fois soumise au rêve de son mari et farouchement indépendante et au clair avec ses convictions, une âpreté que l'on a toujours sentie présente dans son jeu, mais jamais autant ni aussi bien exploitée. La façon dont elle aussi s'adapte à l'impensable la rend insaisissable, Sorogoyen ayant toujours un temps d'avance sur le spectateur, sans que pour autant les étapes qu'elle traverse, et dont elle sort à chaque fois plus complexe, ne cessent de nous paraître vraisemblables. La façon dont elle s'extirpe peu à peu de la violence des hommes, de tous les hommes, pour devenir littéralement hors d'atteinte de celle-ci, la lucidité qu'elle conserve tout du long, et qui la rend paradoxalement trouble et inquiétante elle aussi - une lucidité jusqu'à la folie pourrait-on dire, de celle que présentait déjà l'héroïne du précédent film de Sorogoyen, Madre -  apportent un sédiment supplémentaire à cette oeuvre remarquablement structurée. Et lui permettent de dépasser les thèmes par ailleurs classiques qu'il aborde. Un Jean de Florette dopé à la violence de la Chasse de Vinterberg, et dont le féminisme est hautement plus singulier que celui de Manon des Sources.

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