Les filles de Mona

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Critique de "Little girl blue", de Mona Achache (sortie le 15 novembre 2023). A la suite du suicide de sa mère, la réalisatrice Mona Achache découvre une quantité impressionnante d'archives, écrits, photographies et enregistrements, témoins de sa lutte de toute une vie, jusqu'à la mort, pour comprendre l'inexplicable : sa souffrance, héritée de celle de sa propre mère, l'écrivaine Monique Lange. Pour rompre cette malédiction et tenter de la rencontrer véritablement, au-delà de la mort, elle va demander à Marion Cotillard de l'incarner. 

Les filles de Mona

Little Girl Blue constitue un objet filmique hybride, complexe et puissant, à l'image de l'histoire qu'il révèle.

Il y a quelques mois, Kaouther Ben Hania tentait, avec les Filles d'Olfa, de se servir de la fiction pour mettre au jour une réalité rétive à saisir par le seul biais du documentaire. En brouillant les frontières, elle permettait, grâce au double processus de distanciation et d'incarnation que permet le jeu d'acteur, de rendre visibles, voire compréhensibles, des processus psychiques à l'origine d'une apparente malédiction familiale. C'était saisissant. Mona Achache, au même moment, va encore plus loin que sa consoeur tunisienne, puisque c'est à sa propre famille qu'elle s'attaque, à ses propres traumatismes. 

Le premier exploit est de faire tenir en 1h35 des années de confessions, des caisses entières de matériau littéraire et photographique, l'exploration de la psyché de trois femmes, d'une même famille, sur trois générations. Bref de rendre intelligible l'équivalent de plusieurs années de psychothérapie. A la frustration de voir survolés des destins si complexes - chacun aurait mérité le développement de son propre récit - se superpose la conscience de la nécessité de ce geste fort, extrêmement personnel, si intime qu'il peut parfois nous laisser un peu à la porte.

Il faut accepter que Marion Cotillard s'intègre à ce dispositif de façon tout sauf évidente. Qui pourrait d'emblée s'approprier cette trajectoire si torturée? L'incarnation est au départ empêchée, les efforts de jeu volontairement surlignés de façon excessive, les postiches et autres accessoires freinant la ressemblance plus qu'ils ne la suscitent. La force de l'idée de faire jouer à une actrice le rôle de sa propre mère réside au-delà du concept, elle est liée au fait que c'est à mesure que le drame se noue, et que les enjeux se dessinent, que l'interprétation atteint une forme de transcendance. C'est autant par le contenu de ce qu'elle dit que par la façon dont elle le dit que Cotillard s'efface peu à peu et accueille en elle, à travers elle, un peu de cette mère défunte. Nul doute que Mona Achache ait gardé en mémoire la façon dont l'actrice avait expliqué s'être sentie habitée par le rôle d'Edith Piaf à l'époque de la Môme. Au cours de deux magnifiques monologues, dont un face à la réalisatrice elle-même, son jeu atteint ce vertige.

Little Girl Blue nous raconte de façon saisissante comment la répétition traumatique peut être puissante, apparentée à une fatalité : à Monique Lange, violée par un groupe d'inconnus et s'étant coupée de sa propre sexualité, succède sa fille Carole, qu'elle livre dès son plus jeune âge à la perversité d'un homme et qui ne se relèvera jamais de la déstructuration qu'engendre la pédocriminalité ; quant à Mona, elle sera violée à son tour par un membre du cercle familial, et Carole adoptera envers elle la même posture de banalisation que sa mère avait eue à son égard en son temps, engendrant le même fossé. Pourtant, et le film le montre superbement, malgré le tragique de la souffrance et de la mort, chaque génération apprend quelque chose de la précédente et se rapproche, par des mouvements à la fois intimes et majeurs, de la résolution. 

Les perceptions changent, et la façon dont Mona Achache revisite son histoire avec une grille de lecture très actuelle montre le chemin parcouru. Cette évolution s'illustre d'ailleurs de façon surprenante par le media à travers lequel chacune a tenté de transmettre son histoire : si Monique Lange était une pure femme de lettres, Carole Achache voulait avant tout montrer, et pas seulement décrire - elle était photographe de plateau. Mona Achache, elle, est devenue cinéaste, associant ainsi l'écrit, l'image et le son. Comme si, par cet art complet, elle était enfin apte à retranscrire l'indicible et l'immontrable. Il fallait bien la puissance d'une actrice pour l'aider à accomplir cette ultime action, celle qui, en rendant sa dignité à sa mère disparue, lui permettra de vivre. 

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