Le désenchanté

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Critique de "May December" de Todd Haynes (sortie le 24 janvier 2024). Une jeune actrice souhaite rencontrer la femme qu'elle doit prochainement incarner à l'écran et qui défraya la chronique 20 ans plus tôt pour avoir eu une relation avec un « ado » de 13 ans, à présent son second époux et père de ses deux derniers enfants. La côtoyer va lui faire découvrir l'envers du curieux storytelling de conte de fées sur lequel le couple s'est construit...

Le désenchanté

"May December" est un film d'une richesse et d'une complexité rares et renforcées par la capacité qu'a Todd Haynes à conserver le flou quant à son point de vue sur tout ce qu'il nous montre. 

Il y a au minimum deux films dans "May December", et bien plus de façons d'appréhender chacun d'entre eux, de facettes à cette histoire captivante. La première grande réussite de Todd Haynes est cette articulation entre deux histoires, deux mondes si différents. Et la façon dont, peu à peu, le film se déplace vers un troisième enjeu, ou plutôt une troisième personne, réalisant un portrait en creux. Rarement ballet narratif a été si bien conduit, sur fond de musique entêtante - une variation réussie du thème du "Messager" composé à l'origine par Michel Legrand - et de lumière saturée et phosphénogène renforçant l'atmosphère moite typique de Savannah, ville où se situe le film. Tout cela est aussi mystérieux qu'élégant. Une fois encore, Haynes prouve qu'il est un formaliste exigeant et un réal' virtuose.

La trame, tout d'abord. A travers le regard d'Elizabeth, une actrice jouée par Natalie Portman, nous découvrons le quotidien de Gracie Atherton-Yoo, femme contrôlante dont on réalise peu à peu à quel point le périmètre qu'elle croit gérer est réduit et fragile, basé sur des apparences, la principale étant d'avoir réussi, à l'âge où Elizabeth est censée l'incarner à l'écran, à faire passer une relation criminelle pour un choix de vie capital. Julianne Moore interprète magistralement ce rôle complexe de femme-enfant qui n'est pas sans rappeler la Léa Drucker de L'été dernier, à la fois fragile et carnassière, constamment menacée par l'effondrement. Alors qu'elle prend littéralement toute la place, du moins dans le couple, Todd Haynes, sans se désintéresser d'elle, se centre subtilement sur le personnage de Joe, mutique et insondable, empêché et dépendant, pris au piège d'une emprise qui le dépasse mais dont il sait montrer, avec une constante empathie, les signes d'une émancipation naissante. En investiguant son personnage, faussement secondaire, de façon juste et émouvante, que ce soit dans les brèves scènes avec son père puis avec son fils, mais surtout dans une des scènes de couple les plus terribles jamais vues, il donne à voir ce « désenchantement » qu’il affronte, et qui lui fait prendre conscience à quel point il se trouve, pour reprendre une des œuvres précédentes de Haynes, « loin du paradis ». Rien que dans la description de cette relation, de cet abus de pouvoir mais aussi d'un possible rééquilibrage des forces en présence, le film est considérablement intéressant.

Mais il y a un deuxième niveau de narration, et ce niveau est aussi celui qui confère au film toute son ambiguïté. Ce deuxième niveau, c'est la façon dont l'actrice hollywoodienne, dans un travail de recherche de son personnage si poussé qu'il en devient à la fois fascinant et malaisant, pénètre l'intimité du couple, confrontant Gracie à sa propre vision - forcément défaillante - du consentement à tout cela, et offrant à Joe, dans un comportement que l'on pourrait tout autant considérer comme manipulateur que comme altruiste, la possibilité d'entrer dans l'âge adulte. Portman porte en elle-même tous les paradoxes, tout à la fois girl next door et condescendante envers une province probablement bien plouc à ses yeux, et dont la démarche perfectionniste et outrancièrement intello qu'elle se plaît à appliquer s'avèrera, dans un final assez grotesque, bien vaine. C'est cela qui fait, à notre avis, toute l'originalité du film, cette constante confusion qu'il crée chez le spectateur, amené à conjuguer ce qu'il voit avec ce qu'il ressent puis ce qu'il pense qu'il devrait ressentir.

Et si le film était avant tout une métaphore de la façon dont le cinéma sait s'emparer des histoires les plus complexes, dénaturant sans foi ni loi la réalité après lui avoir fait les poches? C'est ce que Haynes suggère, s'amusant à truffer son film d'une symbolique animalière bien lourde - et pas que dans l'épilogue - et offrant à ses deux actrices des rôles en miroir aussi superbes que détestables. En passant de l’idéalisation pâtissière de ce couple de série télé à l’outrance à la fois grotesque et inquiétante typique des duos d’actrices rivales, pour conclure sur la crudité d’un vulgaire porno soft, Haynes illustre l’échec collectif à se représenter un détournement de mineur pour ce qu’il est vraiment.  

 

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