Couple et blessures

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Critique de "Anatomie d'une chute" de Justine Triet (sortie le 23 août 2023). Sandra, romancière allemande, s'est retirée avec son mari dans les hauteurs de Grenoble, terre natale de ce dernier. Elle écrit, lui retape le chalet qu'ils ont acheté et fait l'école à leur fils, Daniel, non voyant depuis un accident. Un jour, Daniel retrouve son père mort au pied du chalet. L'autopsie est non concluante. Sandra, très vite soupçonnée, va voir sa vie de couple passée au crible de la machine judiciaire.

Couple et blessures

Un film redoutablement intelligent, une Palme d'Or brillante.

Il faut accepter que le titre emphatique de son dernier film reflète exactement l'état d'esprit de Justine Triet. Soit celui d'une cinéaste qui, de film en film, ne cesse de suivre son obsession de capter une certaine essence féminine, disons dans sa modernité, et de développer les moyens qu'elle se donne pour y parvenir. Accepter qu'au travers de la femme ce n'est pas l'humain qui l'intéresse - ses descriptions psychologiques sont finalement plus souvent cliniques que chaleureuses, y compris dans sa veine burlesque - mais sa condition. Ainsi nous propose-t-elle, parce que la chute physique dont il est question échappe à toute expertise médicale, d'assister à une autre chute, celle d'une femme qui se retrouve accusée d'avoir tué son mari. Qu'il soit tombé volontairement d'une rambarde ou qu'elle l'ait poussé constitue peut-être un doute mais en aucun cas un frein pour le représentant de la société qu'est l'avocat général, campé avec gourmandise par Antoine Reinartz. Coupable, forcément coupable, cette romancière accusée de privilégier à la carrière de son mari, à l'assistance et l'éducation de son enfant, à la préservation de sa vie privée, à une normativité sexuelle et conjugale, l'accomplissement - pourtant bien relatif - de son désir. Qu'elle soit meurtrière ou pas importe presque peu...

C'est son féminisme qui constitue le premier niveau de lecture du film de Triet, qui en fait l'étendard brillant d'une aspiration à se défaire des préjugés et des conditionnements. Sans concession, mais pas sans nuances, à l'image du choix de faire porter le film sur les épaules de Sandra Hüller, une actrice au jeu impeccablement opaque, probablement accentué par un décalage linguisitique mais avec laquelle on la sent en extrême empathie, qui lui permet de ne jamais nous faire perdre de vue sa dimension sacrificielle. En cela, le film s'inscrit dans la lignée d'oeuvres telles que la Vérité, de Clouzot, où le personnage interprété par Brigitte Bardot payait le prix fort de son affranchissement des conventions. Il les dépasse pour la plupart, grâce à une dramaturgie épurée mais au cordeau, d'où saille l'une des scènes de couple les plus sidérantes jamais réalisées.

Dans Sybil, Virginie Efira incarnait une psychanalyste et écrivaine tentée de faire d'une de ses patientes un personnage de roman puis gagnée par le vertige de s'immiscer dans sa vie, jusqu'à la contrôler. Avec Anatomie d'une chute, Justine Triet retourne en quelque sorte le dispositif et piège son héroïne dans un procédé qui, sans trop en dire, va encore plus loin, livrant cette spécialiste de l'autofiction en pâture à une exposition publique engendrée par un drame privé. Au-delà d'une intrigue moins ambigüe qu'annoncée, finalement plus politique que policière, et d'une linéarité tranchante, c'est ce qui se révèle peu à peu, et encore plus à distance de sa vision, qui rend son scénario si diabolique et son travail de mise en scène si fascinant. Avec le double paradoxe de rendre totalement plausible un matériau de départ romanesque jusqu'à l'improbable - l'enfant aveugle et clairvoyant, une famille recluse à la Shining, un whodunit binaire, un amour impossible... - puis, une fois le réalisme solidement installé et symbolisé par une procédure judiciaire quasi-naturaliste, de le manier jusqu'à le rendre suffisamment poreux pour y inoculer un implicite où chacun pourra y projeter ses propres fantasmes, se confronter à une vulnérabilité intime, parmi tant d'autres choses. Triet fait du septième art un média total : tout ça valait bien une Palme.

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