Un médecin, ca se soigne tout seul

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Pour bien soigner ses patients, il faut soi-même être en bonne santé. Et pourtant, les médecins rechignent à aller consulter un confrère quand ils ont un problème. C’est le « syndrome du surhomme » : beaucoup préfèrent se débrouiller seuls. Une pratique qui doit changer.

Un médecin, ca se soigne tout seul

« Si je n’avais pas été mon propre médecin, je serais mort », affirme Arthur*, MCU-PH parisien. OK, Arthur… mais revenons sur l’affaire. Un soir, jeune externe en pleine révision des ECN, il se réveille les lèvres enflées, des plaques rouges partout sur le corps. « Je me suis dit : "Je fais un œdème de Quincke, je vais crever" », raconte-t-il. Il se rue sur la pharmacie familiale, prend des corticoïdes et de l’adrénaline (Papa et Maman sont médecins, mais absents), et appelle le Samu. « Quand les secours sont arrivés, je n’avais presque plus rien », explique fièrement le jeune praticien.

On est tous d’accord : l’autodiagnostic et l’autoprescription pour une situation d’urgence, ça peut marcher, et ça peut sauver! Mais cela ne fonctionne plus, et s’avère même tout à fait contre-indiqué, pour le suivi au long cours. C’est bien là le message de la campagne « Dis, Doc, t’as ton doc? », lancée fin mars par le Collège français des anesthésistes-réanimateurs (CFAR) avec une trentaine de partenaires (dont What’s up Doc).

L’objectif : faire comprendre aux médecins qu’il est essentiel de se faire suivre par un confrère. « L’idée, c’est de changer le modèle culturel des médecins sur leur santé », explique le Dr Max-André Doppia, secrétaire général adjoint du CFAR et cheville ouvrière de la campagne « Dis, Doc ». Une révolution qui va demander pas mal de boulot.

Le médecin, le cordonnier et le cycliste

D’après le CFAR, 80 % des médecins français n’ont pas de médecin traitant. Des données obtenues en extrapolant les chiffres d’une enquête de 2007- 2008 sur la santé des médecins et pharmaciens salariés. Au Conseil de l’Ordre, on donne un chiffre à peine moins alarmiste : d’après une enquête réalisée par e-mail début 2017, et dont les résultats seront publiés prochainement, ce sont environ 70 % des médecins qui choisissent de se soigner tout seuls. Bref, le vieil adage relatif au « cordonnier mal chaussé » se vérifie une fois de plus.

Le problème, c’est que cette pratique est loin d’être sans conséquences. « Être son propre médecin traitant, c’est une hérésie, et c’est incompatible avec des soins de qualité : on ne peut pas à la fois être sur le vélo et s’observer pédaler », affirme le Pr Pierre-Louis Druais, président du Collège de médecine générale. Arthur abonde dans ce sens. « Le corollaire de l’autotraitement, c’est la négligence », explique-t-il. « Quand on décèle un symptôme, on met la poussière sous le tapis. » Mais les habitudes ont la vie dure. Arthur, malgré ce discours lucide… continue de se soigner tout seul.

Sans oublier le boulanger

On peut le comprendre : le fait de ne pas avoir à se déplacer pour aller chez le médecin peut avoir un côté commode. « Demander à un médecin d’aller chez un confrère, ça serait un peu comme demander à un boulanger d’aller acheter son pain dans une autre boulangerie », s’amuse le jeune praticien. « Ça l’emmerde. » La seule différence, c’est que le boulanger, lui, ne se met pas en danger en mangeant son propre pain.

Illustration en Bretagne, où le Conseil régional de l’Ordre des médecins a mené une petite expérience entre septembre 2016 et mars 2017 : les praticiens avaient la possibilité de réaliser un examen de prévention de manière confidentielle dans un centre de la Sécurité sociale. Résultat : 65 % des participants n’avaient pas de médecin traitant. Mais ce n’est pas tout. « Parmi les 140 médecins qui se sont présentés, certains avaient des pathologies qu'ils ignoraient, souvent à un stade très avancé », témoigne le Dr Jacques Morali, président de l’Ordre breton.

Soigner un médecin, la galère

Les causes de ce comportement sont connues. « Un médecin qui va chez le médecin se sent en situation d'échec, avec la honte de ne pas avoir réussi à se guérir », explique le Dr Claude Leicher, président du syndicat MG France.

« D’autre part, ajoute-t-il, les médecins ne sont pas des patients faciles », ce qui expliquerait pourquoi ils rechignent à embêter leurs confrères avec leurs petits bobos. « Un jour, j'ai débarqué chez un confrère en lui demandant d’être mon médecin traitant », se souvient Pierre-Louis Druais. « Il était mal à l’aise, il avait peur d'être dans une position inconfortable. »

Mais les initiateurs de la campagne « Dis, Doc » pensent que le changement est possible, et comptent sur les générations montantes. « Je serai bientôt à la retraite, c’est vous qui allez être mes médecins », lance Max-André Doppia à l’intention de ses jeunes confrères. Son conseil : prenez soin de vous! « Il faut être capable d’aller consulter son généraliste pour s'accorder un moment, pour faire le point, pas forcément pour une prescription médicamenteuse. » Un changement culturel, un vrai.

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Être ou ne pas être (son propre médecin traitant)

Andrea* « Oui, je suis mon propre médecin traitant, je me fais de l’autodiagnostic et de l’autoprescription ». Quand Andrea dit cela, c’est sur le ton de la confession. Ce jeune généraliste parisien sait bien que se soigner seul peut conduire « à négliger certains signes, de peur que ce soit grave ». Il reconnaît ne pas appliquer pour lui-même les choses qu’il préconise à ses patients : manger mieux, faire du sport… Mais s’il se permet de se soigner, c’est aussi parce qu’il est généraliste. « Si j’étais ophtalmologue, j’aurais peut-être moins de confiance en mes propres impressions », explique-t-il.

Gaspard* « Je ne suis pas mon médecin traitant », annonce ce jeune radiologue libéral. Sa décision découle d’une analyse tout à fait rationnelle. « La médecine devient de plus en plus spécialisée », constate-t-il. « Être son propre médecin, c'est à mon avis prendre le risque de pas être soigné selon les dernières recommandations ». Outre les facteurs émotionnels qui peuvent biaiser le jugement, Gaspard souligne la composante psychosomatique. « Quid par exemple de l’effet placebo avec l’automédication? », demande-t-il.

 

* Les prénoms ont été modifiés

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