Un compte de nos haines

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Critique de "Frère et soeur", de Arnaud Desplechin (sortie le 20 mai 2022)

Un compte de nos haines

Abel et Marie-Louise sont victimes d'un grave accident de la route. Leur hospitalisation serait l'occasion pour leurs trois enfants de se réunir, si ce n'était la haine tenace que les deux aînés, Louis et Alice, se sont alternativement portés toute leur vie durant. Avec ce drame familial, Arnaud Desplechin sonde toujours plus profondément et implacablement son obsession de la vérité et de la façon dont s'agencent, à partir de l'indicible, les ressorts familiaux. Entre tragédie grecque, drame classique et mythologie biblique, cette exploration de la haine impressionne sans réellement surprendre.

Le nouveau Desplechin a un goût de classique, à l’image de cette famille excentrique et froide maintes fois auscultée, mais cette fois-ci à son paroxysme. Dans une époque emportée par la conflictualité, entre grandissante difficulté sociétale à se confronter et embrasements guerriers, s'intéresser à la haine au sein de la cellule originelle - la famille - est tout sauf anodin. Quand bien même cette initiative revêt les atours inhérents au cinéma d'Arnaud Desplechin, une forme d'intellectualisme bourgeois acharné imprégnant la moindre de ses scènes, un théâtre de chambre qui chercherait constamment à embrasser le souffle universel des mythes fondateurs. Ces tribus constellées de prénoms bibliques ou épithétiques, nous les avons déjà croisées dans "Rois et reine" et "Un conte de Noël". Cette quête de la vérité, du secret jusqu'à la révélation, ainsi que la dimension religieuse qui s'y rattache, nous ramènent à "Esther Kahn", "Jimmy P" ou, plus récemment et plus intensément, à l'excellent "Roubaix, une lumière"

Qu'y a-t-il de neuf et d'actuel dans cette chronique d'une haine extraordinaire ? Peut-être pas grand chose, et c'est le seul bémol de ce film par ailleurs mis en scène et interprété avec une virtuosité étourdissante, faisant se côtoyer des acteurs d'univers divers où chacun semble exactement à sa place, porté par une attention constante et équivalente, celle de notre cinéaste au regard le plus acéré et à la richesse culturelle la plus étourdissante. Pour Desplechin, le cinéma est définitivement un conte, dans le sens où chez lui l'atroce se dissimule toujours sous l'artifice, et où l'outrance est la plus habile des pudeurs. Sur quoi réside cette haine entre deux enfants rendus rivaux par leurs parents ? Le bavardage étourdissant sur lequel repose le film semble avoir pour principale fonction de renforcer l'inexorabilité d'un indicible qui, même s'il n'est jamais réellement nommé ni expliqué, se devine sans peine. La façon dont Desplechin réussit à ne jamais réellement raconter tous ses personnages, pourtant formidablement vivants et intenses à l’écran, à l’instar de la relation entre les parents ou de ces livres dans lesquels Louis vomit sa sœur mais dont rien de leur contenu ne nous est jamais communiqué, illustre ainsi parfaitement la façon dont le non-dit gangrène le langage et la communicabilité. 

Enclin à l'accumulation, jusqu'au glauque, de chocs narratifs et de ramifications bouleversantes, Desplechin contourne constamment le piège de l'obscénité, même si la fin de son récit, parfois redondant, semble moins maîtrisée que d'ordinaire, comme en témoigne cet ultime plan sidérant précédé par une séquence nocturne inutilement sursignifiante. C'est un cinéma qui ne cherche pas à se faire aimer, qui peut énerver mais qui constamment stimule. A l'image d'une Marion Cotillard qu'il se plaît à installer dans un rôle tête à claques, donc balisé, mais qu'il parvient à rendre bouleversante dans sa lutte incessante pour se libérer de ses liens toxiques, dans son incapacité à se confronter à sa propre souffrance, ou en tout cas à son origine, et qui cherche à l’éprouver à travers le théâtre, ses choix amoureux ou encore via ce magnifique personnage-miroir d'admiratrice paumée interprété par une intense Cosima Stratan. Rien que pour ce qu'elle donne, et que Desplechin parvient à extraire d'elle, le film parvient par moments à être à la hauteur de l’ambition de fasciner sur laquelle il semble avoir été construit. 

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