Anne-Claude Crémieux : "Infectiologue, j'ai fait pleinement mon métier en intervenant dans les médias pour le Covid : information et prévention"

Article Article

La crise sanitaire a vu des médecins écumer les plateaux télévisés, certains par devoir, d’autres par ambition… Le Pr Anne-Claude Crémieux, elle, l’a fait par vocation : transmettre, expliquer, diffuser… Voilà, pour cette infectiologue de Saint-Louis (AP-HP), ce qui compte en médecine.

Anne-Claude Crémieux : "Infectiologue, j'ai fait pleinement mon métier en intervenant dans les médias pour le Covid : information et prévention"

What’s up Doc. Pendant la crise, il y avait les infectiologues qui répondaient aux médias, et ceux qu’on ne voyait pas à la télé. Pourquoi avez-vous fait partie de la première catégorie ?

Anne-Claude Crémieux. Je pense que c’est lié à mon parcours. Entre 2003 et 2005, comme conseillère technique au cabinet du ministre de la Santé, j’ai vécu des crises sanitaires : Sras, canicule, plan de préparation à la grippe aviaire… J’en ai d’ailleurs tiré un livre [voir biblio express, NDLR]. Quand le coronavirus est arrivé, j’étais donc spécialiste des aspects scientifiques de la maladie, mais aussi de la question de la gestion de crise, et cela a intéressé les médias et le public.

WUD. Justement, comment, avec cette double expérience, avez-vous vécu les premiers temps de la crise ?

ACC. Fin janvier et début février 2020, peu d’experts prenaient la parole, et le discours officiel était un discours classique, et assez systématique dans les crises, qui consiste à dire que tout va bien, que la situation ne peut pas arriver jusque chez nous, et que de toute façon, si elle arrivait, nous serions prêts. Je me souviens notamment d’un plateau télé, début février sur France 5, où, sans bien sûr prédire l’ampleur que la crise allait prendre, j’ai pris un peu le contre-pied de cette approche rassurante. Tout à coup, les journalistes ont entendu un discours qu’ils n’avaient pas eu l’habitude d’entendre, et les demandes ont afflué.

WUD. Pour vous, ce travail médiatique fait-il partie du travail du médecin ?

ACC. Je suis depuis mon clinicat très investie dans la prévention. J’ai très vite compris qu’on ne pouvait pas être dans le tout curatif, que ce soit dans la lutte contre le sida, ou dans la prévention de l’antibiorésistance, par exemple. Cela a aussi été le cas durant cette crise : j’ai eu l’impression de faire pleinement mon métier en intervenant dans les médias. Je faisais de l’information et de la prévention, à plusieurs millions de personnes.

Transmettre l'information scientifique qui évoluait sans cesse a été ma mission essentielle dans cette crise du Covid

WUD. Vous n’avez donc pas subi cette pression médiatique comme quelque chose d’importun ?

ACC. Non, plutôt comme une mission. J’ai reçu des messages de gens me disant qu’en les éclairant, je leur avais permis tenir le coup. Et quand, par la suite, j’ai fait des bulletins trihebdomadaires à destination de mes confrères de l’AP-HP qui n’avaient pas, comme moi, eu l’occasion de suivre toute la littérature, j’ai reçu le même type de messages. Transmettre l’information scientifique qui évoluait sans cesse a vraiment été ma mission essentielle dans cette crise.

WUD. Transmettre suppose d’avoir d’abord accumulé des savoirs. Comment votre carrière médicale a-t-elle commencé ?

ACC. Au début, j’avais fait médecine avec l’idée de faire de la psychiatrie. Mais en troisième année, en 1975, avant de commencer à préparer l’internat, j’ai eu envie de prendre une année sabbatique ; je suis donc partie un an monter un poste sanitaire dans la forêt amazonienne au Pérou. Et là-bas, vous ne voyez quasiment que des maladies infectieuses. Quand je suis revenue, je savais que c’était ce que je voulais faire : j’étais fascinée par l’efficacité des antibiotiques et par notre capacité, en tant que médecins, à guérir les maladies infectieuses.

WUD. Quels souvenirs gardez-vous de vos années de formation ?

ACC. J’ai peu profité de mon externat, en dehors de mon année au Pérou. J’ai en revanche beaucoup aimé l’internat, et le travail en équipe avec les externes. C’est aussi pendant mon internat que j’ai fait un certificat de bactériologie et de virologie et un autre en pharmacologie, car je voulais faire de la recherche.

WUD. Est-ce cette volonté de transmission qui vous a poussée vers une carrière universitaire ?

ACC. Non, pas vraiment. J’avais compris que la carrière universitaire était ce qui me permettrait de rester dans le service public et d’être libre de faire ce que je voulais, deux notions très importantes pour moi. J’ai mis du temps à comprendre que ce n’était pas si facile pour une femme d’aspirer à l’agrégation et qu’il fallait en permanence démontrer sa compétence. J’ai donc beaucoup travaillé !

J'ai mis du temps à comprendre que ce n'était pas si facile pour une femme d'aspirer à l'agrégation, et qu'il fallait en permanence démontrer sa compétence.

WUD. Vous dites avoir choisi l’infectiologie pour l’efficacité des médicaments. Or la fin de votre internat correspond à l’époque du grand échec thérapeutique face au sida. Comment avez-vous vécu cette situation ?

ACC. C’était terrible, on voyait de jeunes patients mourir, on basculait dans une autre vision des maladies infectieuses. C’est d’ailleurs à cette époque, quand j’ai été chef de clinique à Bichat – Claude-Bernard, que je me suis engagée dans la prévention du VIH et des infections transmissibles. Devant notre inefficacité thérapeutique face à ce virus, j’ai compris que la prévention était un aspect essentiel de l’infectiologie.

WUD. Et comment cette prise de conscience s’est-elle traduite dans votre parcours ?

ACC. C’est ce qui m’a poussée, avec le Pr Jean-Pierre Coulaud, à monter une nouvelle structure, qui a ouvert en 1995. J’avais la conviction que l’une des richesses de l’hôpital était de rassembler de nombreuses disciplines. J’ai donc créé, avec une équipe de collègues formidables, un centre de dépistage, d’information et de prévention multidisciplinaire à Bichat. C’était un centre très novateur, qui est devenu une forme de structure modèle parce que nous nous occupions, en plus du VIH, des autres IST et des hépatites. Nous avons par ailleurs développé la recherche en prévention… Il était alors assez rare de voir l’hôpital investir ce dernier domaine.

WUD. Et c’est donc à la lumière de cette expérience que l’on est venu vous chercher pour travailler au ministère de la Santé ?

ACC. Exactement. À l’occasion d’une journée mondiale de lutte contre le sida, le Directeur général de la Santé est venu visiter notre centre, et 6 mois après il m’a fait appeler pour que je vienne prendre la responsabilité de la division Sida dans sa direction. Et de là, je suis ensuite passée au cabinet du ministre de la Santé.

WUD. Quel souvenir marquant gardez-vous de vos années au Ministère ?

ACC. C’est la canicule de 2003 qui m’a le plus marquée. C’était un moment d’une intensité rare où nous avons été confrontés à une crise sanitaire fulgurante et totalement imprévue.

WUD. C’est aussi le moment où votre ministre, le Pr Jean-François Mattei, avait donné la fameuse interview qu’on lui a tant reprochée, en polo, depuis son lieu de vacances…

ACC. Oui, le Ministre a avant tout cherché à rassurer. Quand j’ai écrit mon livre sur les crises, je me suis rendu compte que c’était une erreur classique. Les dirigeants actuels l’ont aussi faite au début de la crise actuelle. 

WUD. Beaucoup de femmes médecins qui ont exercé des responsabilités disent qu’être une femme a été dur, mais que cela a aussi pu les aider dans la mesure où, à une certaine époque, on cherchait à mettre en avant des profils féminins. Est-ce votre expérience ?

ACC. Je pense plutôt que les femmes de ma génération qui ont accédé à des responsabilités ont pu le faire le plus souvent parce qu’elles investissaient des disciplines ou des champs où les hommes n’allaient pas. C’est un peu mon cas. Il faut se souvenir qu’être nommée professeur était alors avant tout le fruit d’une négociation entre hommes.

WUD. Et vous, comment avez-vous été nommée PU ?

ACC. Après mon passage au ministère, les infectiologues ont compris mon apport à cette discipline. Je n’étais plus seule. Ce qui m’a permis de franchir des obstacles que mes seules compétences ne m’avaient pas permis de franchir.

WUD. Est-ce différent aujourd'hui ?

ACC. Oui. Sous la pression de la société, les choses sont en train de changer. Depuis un an, le conseil de gestion de l’Université de Paris comporte autant de femmes que d’hommes, par exemple. Les femmes se sentent plus légitimes pour revendiquer les postes les plus élevés. Et cette légitimité est moins contestée qu’avant. La médecine hospitalo-universitaire se rend compte de son retard par rapport à la société et veut le rattraper. Chaque génération de femmes conquiert du terrain pour la génération d’après. 

Les contraintes budgétaires qui pèsent sur l'hôpital découragent les gens les plus créatifs, on est en train de les perdre.

WUD. Justement, reste-t-il selon vous des choses à conquérir pour les femmes médecins ?

ACC. Il reste des disciplines chirurgicales où l’accession des femmes est plus difficile. Et nous sommes encore en minorité aux postes les plus élevés.

WUD. Comment vivez-vous l’état actuel de l’hôpital, avec notamment les démissions en cascade dont on parle tant ?

ACC. Je pense que nous avons, à une certaine époque, bénéficié d’une véritable liberté de créer à l’hôpital : on savait que s’il y avait un besoin médical, on réussirait à créer des structures, à trouver une direction pour nous écouter, à emmener nos collègues… Maintenant, les contraintes budgétaires qui pèsent sur l’hôpital sont telles que les collègues, qui viennent ici pour le service public, ont plus de mal à exercer leur art dans de bonnes conditions. Cela décourage les gens les plus créatifs, et on est en train de les perdre.

WUD. Terminons en nous adressant à la spécialiste de l’antibiothérapie que vous êtes : après la crise de covid, celle de l’antibiorésistance est-elle la prochaine catastrophe ?

ACC. L’antibiorésistance est une crise larvée. Elle n’a pas la brutalité de la covid. Aujourd’hui, il y a des moyens qui y sont consacrés. Je suis chargée de réfléchir à la mise en place d’un centre régional d’antibiothérapie pour l’Île-de-France, ce qui montre bien que le problème est identifié. 

WUD. Seriez-vous en train de tenir le discours rassurant que vous venez de critiquer concernant la covid ou la canicule ?

ACC. C’est une crise que l’on connaît depuis 20 ans, qui s’inscrit dans le temps long, et qui n’a à ce jour pas eu la rapidité des crises liées à des virus. Ce qui a permis une vraie prise de conscience internationale. La santé publique progresse aussi !

Bio express
1981-1986. Interne des Hôpitaux de Paris
1995. Créatrice et coordinatrice du centre de dépistage VIH/MST/Hépatites de Bichat
2001. Élaboration du plan national d’action sur le bon usage des antibiotiques
2003-2005. Conseillère au ministère de la Santé
Depuis 2016. PU-PH en maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Louis

 

 

 

 

 

Source:

Biblio express
Guide du bon usage des antibiotiques, 4e édition (dir.), Éd. Doin, 2012
Gouverner l’imprévisible : pandémie grippale, Sras, crises sanitaires, Éd. Lavoisier, 20

Les gros dossiers

+ De gros dossiers