À la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, les exilés patientent. Dans cet ancien centre commercial Tesco, les matelas ont remplacé les caddies. Ici les humanitaires, les soldats et les bénévoles se relaient. Plusieurs ONG et associations sont présentes, mais pas la Croix-Rouge. « On n’a pas besoin d’eux, lâche Irèna*, 38 ans, originaire de Marioupol. Ils couvrent des crimes de guerre et nous ont laissés tomber. »
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février dernier, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est sous le feu des critiques. Certaines personnalités ukrainiennes, civiles comme politiques, l’accusent de mettre en place des convois d’évacuation forcés, d’avoir abandonné les civils à Marioupol ou encore de couvrir les crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine. Autant de critiques que dément formellement le CICR, mais qui ont un impact sur le déroulé des missions.
« Nous avons rencontré des difficultés sur le terrain parce que les populations ne comprennent pas notre devoir de neutralité, reconnaît Lucile Marbeau, porte-parole du CICR à la délégation de Paris. Nous devons avoir accès au plus grand nombre de personnes (civils, détenus, etc.) donc nous avons une obligation d’impartialité. Publiquement, nous ne dénonçons pas les violations ou les crimes de guerre constatés. Ce n’est pas notre rôle. Mais nous en faisons part directement aux parties concernées. Notre rôle c’est de maintenir le dialogue avec et entre ces dernières, pour permettre les évacuations et l’accès aux civils comme aux détenus. »
« Le premier appel que j’ai reçu sur le téléphone de la Croix-Rouge, c’était des insultes et des accusations »
Avec plusieurs autres humanitaires, Lucile Marbeau a participé à une opération d'évacuation des civils entre Berdiansk et Zaporijia début avril. « Quand je suis arrivée en Ukraine, le premier appel que j’ai reçu sur le téléphone de la Croix-Rouge c’était des insultes et des accusations », se souvient-elle. Cette opération avait pour objectif d’évacuer les civils de Marioupol, ville rasée par les combats et les bombardements. « Les personnes sortaient au compte-goutte et dans des conditions très dangereuses », se remémore Lucile Marbeau. Les équipes attendaient les personnes qui réussissaient à franchir les lignes de front à Berdiansk, faute d’avoir pu rentrer à Marioupol. « On avait 7 bus, donc 350 personnes. Mais au fur et à mesure que l’on avançait, de plus en plus de civils nous ont rejoints. À la fin, notre convoi faisait 100 voitures et plus de 1 000 civils. »
Sur la route, il n’est pas rare pour Lucile Marbeau et ses collègues d’être confrontés à des propos véhéments. Ce qui a déclenché ce dénigrement public, c'est la publication par erreur d’un rapport interne puis la rencontre entre le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président du CICR, Peter Maurer, mi-mars à Moscou. Ce rendez-vous s’est soldé par une photo sur laquelle les deux hommes échangent une poignée de main et un sourire. « Il y a eu des critiques dans tous les sens après ça », admet Lucile Marbeau. Très vite, le CICR a été accusé de faire le jeu de la Russie et de légitimer la guerre.
Alors quand peu après, un rapport interne intitulé Évacuation du Donbass vers la Russie est publié par erreur, les critiques montent en intensité. Sur les réseaux sociaux, le symbole de la Croix-Rouge est transformé en croix gammée, dans les manifestations à Lviv, l’ONG est désignée comme « war criminal » et Volodymyr Zelensky critique lui aussi publiquement l’organisme.
« C’est normal d’en vouloir au sauveteur qui n’est pas là, je comprends. C’était compliqué sur le terrain »
Pourtant, ce rapport avait pour ambition d’évaluer les besoins à prévoir pour les personnes qui fuient l’Ukraine vers la Russie, afin que la Croix rouge russe puisse répondre aux besoins éventuels des exilés. Massivement partagé sur les réseaux sociaux, ce rapport a été utilisé pour accuser la Croix-Rouge d’envoyer de force des Ukrainiens vers la Russie. À ce jour, aucune information ne permet d'étayer cette accusation. « Nous n’avons jamais participé à des opérations d’évacuation forcée, explique Lucile Marbeau. Jamais. Cela va à l’encontre de toutes nos valeurs. »
Finalement, le rapport a été retiré du site Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) ,qui a dû s’en expliquer. « La Croix-Rouge ukrainienne et la Croix-Rouge russe travaillent chacune dans leur pays respectif, souligne la Fédération. Quand cette crise a commencé, la Croix-Rouge russe a activé une cellule d’urgence pour être capable d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui en avaient besoin et qui venaient d’Ukraine. Ni la FICR, ni la Croix-Rouge russe n’ont participé à des mouvements de population depuis l’Ukraine vers la Russie. »
Le dernier convoi d’évacuation organisé par le CICR a été fait en mai. Depuis, l’ONG a fait savoir qu’elle était disponible pour mettre en place de futures opérations d’évacuation, en plus de l’aide médicale qu’elle fournit. « C’est normal d’en vouloir au sauveteur qui n’est pas là, je comprends, souligne Lucile Marbeau. Oui, c’était compliqué sur le terrain et nous avons dû faire beaucoup de pédagogie. Mais moi, ce que je retiens surtout, c’est que nous avons pu mettre des civils à l’abri. » Pendant les trois premiers mois de conflit, 14 millions de personnes ont fui leur domicile en Ukraine, soit plus d’un tiers de la population du pays.