«Soigner sur la ligne de front dans le Donbass, c’est très dur, on vit dans des caves, sans eau, sans électricité, sans téléphone, des collègues meurent…»

Article Article

Normalement Arsène Sabanieev est médecin-anesthésiste, chef de clinique à l’institut catholique de Lille. Mais depuis le début de la guerre en Ukraine, il y a plus de 100 jours maintenant, il a décidé de retourner soigner, là où on a besoin de lui, dans le pays de sa famille. On le contacte, alors qu’il est dans le Donbass, à deux kilomètres de la ligne de front, il nous raconte son quotidien de médecin de guerre.  

«Soigner sur la ligne de front dans le Donbass, c’est très dur, on vit dans des caves, sans eau, sans électricité, sans téléphone, des collègues meurent…»

What’s up doc : On vous a quitté il y a plus de deux mois, vous vous apprêtiez à repartir en Ukraine, d’où nous parlez-vous aujourd’hui ?

Arsène Sabanieev : J’ai fait plusieurs allers-retours. Là je travaille en Ukraine, comme médecin. Je suis dans le Donbass, là où c’est le plus compliqué. J’y suis depuis deux mois avec une organisation ukrainienne, qui s’appelle Les hospitaliers, une organisation qui existe depuis 8 ans et qui s’occupe de faire de l’évacuation de blessés près de la ligne de front. Et c’est ce qu’'on fait là, on est toute une équipe. Nous sommes rattachés à une unité militaire et à un bataillon pour une meilleure communication. Et nous sommes avec une ambulance pour évacuer les blessés.

Donc vous avez appris la médecine de guerre sur le tas, vous qui êtes en France anesthésiste ?

A.S. : La médecine de guerre c’est avant tout une médecine de triage. Le triage, c’est une façon polie de dire, toi tu vis et toi tu ne vis pas. Moi pour l’instant je n’ai pas encore été confronté à ça. Concrètement, je suis sur la ligne de front et il y a des blessés. Les premiers soins sont donnés par les militaires, qui posent des garrots etc. Nous on reçoit un appel et la première équipe part les rejoindre avec un pick-up, parce que dans cette zone dévastée, il n’y a pas ou plus de route, les voies d’accès sont très mauvaises. Il faut aller dans des champs et des forêts, là où on ne peut pas accéder avec une ambulance. Ça se fait aussi dans des conditions de sécurité extrême, c’est-à-dire que les itinéraires doivent être connus par cœur, les points de recueil aussi. Il faut rouler sans phare, sans rien, même la nuit, ce n’est pas simple. Donc la première équipe avec le pick-up va récupérer le malade. Puis ils reviennent deux trois kilomètres en arrière, là où il y a une route, et ils nous le retransfèrent dans l’ambulance. On le prend en charge et on l’évacue vers l’hôpital le plus proche. Donc on prodigue les premiers soins, comme le Samu en fait.

Et dans le Donbas qui subit beaucoup en ce moment, il y a encore des hôpitaux qui fonctionnent ?

A.S. : Il y a à peu près ce qu’il faut, mais ça reste compliqué à cause du manque de médecin. Ce ne sont pas forcément les meilleurs médecins qui sont restés. Il faut dire que c’est une zone très risquée. Hier, nous étions dans une habitation à 2 ou 3 km du front, et on a reçu un tir de mortier en plein dans la maison. On a eu deux blessés, une personne de notre équipe a reçu, un débris de shrapnel, assez profond dans la cuisse, donc il a dû être évacué. On passe la moitié de notre temps dans les sous-sols quand il y en a. La maison à côté de chez nous a été entièrement détruite, elle a brûlé. Donc vous comprenez que dans ces conditions, il n’y a pas beaucoup de gens qui veulent venir.

Et les autres médecins volontaires, comme vous, viennent de quels pays ?

A.S. : Il y a pas mal d’Américains, il y a des Britanniques. Pendant deux mois il y avait avec nous un interne des Urgences français, des Néerlandais, un Suédois, en fait beaucoup d’anglophones. Et des médecins des pays du Nord. Et bien sûr pas mal d’Ukrainiens qui avaient émigré dans les années 80-90, qui travaillent dans des professions médicales, sont revenus. Je connais un ophtalmo allemand ukrainien qui est venu aussi aider.

Et entre tous ces volontaires de différents pays et de différentes spés, vous arrivez à vous coordonner ?

A.S. : Il faut voir les choses d’un autre angle. Moi anesthésiste, je ne vais pas faire de l’anesthésie, l’ophtalmo ne va certainement pas faire que de l’ophtalmo. Il ne faut pas penser comme ça. Moi aussi au début, je n’étais pas rassuré : le médecin qui fait équipe avec moi, c’est un dentiste. Et je me disais : mais que vient faire un dentiste avec nous ? Mais il faut voir les choses en termes de compétences médicales et de physiopathologie. Même si un ophtalmo sait faire de l’ophtalmo principalement, il a quand même des compétences médicales qui vont lui permettre d’apporter des soins, il sait un minimum faire un examen clinique, il sait un minimum lire des protocoles et les appliquer. Après, pour des problèmes spécifiques d’ophtalmo ou de dentisterie, si on a le spé sous la main, il va jeter un coup d’œil, mais ce qu’on recherche c’est le savoir médical général.

Et les blessés sur la ligne de front sont des victimes des bombardements principalement ?

A.S. : 90% de nos blessés, sont dus à l’artillerie. La plupart des blessés que j’ai soignés sont blessés par bombes, certains des grenades. Des décès par arme je n’en ai pas vu encore. Mais il y a une semaine, un paramédical de notre équipe, s’est fait exploser par un obus.

Les blessés sont avant tout des militaires ?

A.S. : Il y a encore plein de civils, ceux qui ne veulent pas partir, ceux qui ne voient pas où aller. J’ai toute ma vie ici à quoi bon partir ?

Et vous restez combien de temps sur cette ligne de front ?

A.S. : C’est épuisant donc nous faisons des rotations de 3 semaines. Et je rentre en France, là il me reste une semaine, mais ce n’est vraiment pas facile, pas de douche, pas d’eau, donc on nous envoie des bouteilles, la nourriture ce sont des conserves sur le pouce, le sommeil est de très mauvaise qualité, on dort par terre. Le moindre lit, c’est un luxe, là je n’ai pas dormi sur un lit depuis deux semaines. Il n’y pas d’électricité, donc souvent pas de téléphone, parce que recharger son téléphone, c’est compliqué, donc communiquer c’est compliqué. Pour éviter les tirs de shrapnel, les tirs de mortier, on passe la moitié du temps dans des caves qui ont été creusées à la main par l’habitant, pour y entreposer leurs conserves. Pour les poumons non plus ce n’est pas facile.

Vous pensez tenir jusqu’à la fin de la guerre ?

A.S. : Nous sommes volontaires, donc sans salaire, sans assurance, sans rien. Donc nous on ne peut pas faire ça pendant des mois encore jusqu’à la victoire. C’est pour cela que nous faisons des rotations, pour retourner travailler chez nous, donc moi à l’hôpital à Lille, pour avoir nos salaires.

Et en termes d’approvisionnement vous avez suffisamment de dons pour fonctionner ?

A.S. : Oui il y en a, ce qui manque, en fait ce sont les armes. Côté médical, il y a à peu près ce qu’il faut, sauf le sang. Le sang, il n’y en a pas, c’est un luxe. Là j’ai réussi à récupérer deux flacons de plasma lyophilisés, il y a quelques jours, donc c’est plutôt bien, mais c’est tout ce que j’ai.

Et le rythme des interventions ?

A.S. : Parfois pendant trois jours il n’y a rien et d’un coup pendant 24 heures, c’est non-stop. De temps en temps il y a des tirs d’artillerie qui font des blessés qui arrivent au compte-gouttes, et de temps en temps il y a des offensives ou des contre offensives qui sont menées, et là il y a plein d’alertes en même temps.

Le problème est aussi la chaine logistique, parce que quand ça tire de partout, on ne peut pas évacuer les blessés. Quand les Russes sont en train de labourer tout un champ avec des tirs d’obus, des éclats absolument partout, on ne peut plus bouger. Donc parfois des blessés restent des heures avec nous sans pouvoir être évacués vers l’hôpital. On fait notre travail, mais après ce sont les aléas de la guerre.

Vous pensiez vivre ça un jour au moment de vos études de médecine ?

A.S. : Non et je pense que personne ici ne pensait vivre ça en Europe. Mais en France on ne s’en rend pas compte : c’est un conflit très violent, c’est comme la seconde guerre mondiale. En France, nous avons nos problématiques sur le prix du gasoil, etc. Et pour tout dire, j’ai un peu honte d’être français ici. Parce que la France ne fait pas grand-chose. Et les déclarations de Macron sur le fait de ne pas humilier la Russie, ça passe très mal ici. La France est vue plutôt comme copine de Poutine vue d’ici. Il y a un peu de matériel qui a été livré, mais c’est à dose homéopathique. Il y a même une blague ici, le verbe Macroner, ça veut dire prétendre, dire et ne rien faire, tout dans la communication et rien dans l’action. Ça parait dur vu de France, mais d’ici, c’est un massacre, et la France discute quand il faut agir.

Les gros dossiers

+ De gros dossiers