Parlera, parlera pas : « Quand mon enquête épidémiologique a prouvé que les soldats de l'ONU étaient à l'origine du choléra en Haïti... »

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Pas facile de porter la vérité scientifique quand la géopolitique s’en mêle. C’est ce qu’a constaté le Pr Renaud Piarroux, chef du service de parasitologie à la Pitié-Salpêtrière, quand il a prouvé que des casques bleus avaient causé une épidémie de choléra en Haïti*.

Parlera, parlera pas : « Quand mon enquête épidémiologique a prouvé que les soldats de l'ONU étaient à l'origine du choléra en Haïti... »

Pr Renaud Piarroux, un épidémiologiste qui ne craint pas le scandale.

© Capture d'écran

Waht's up Doc : Comment en êtes-vous venu à travailler sur l’épidémie de choléra de 2010 en Haïti ?
Renaud Piarroux.
Cette épidémie a surpris le gouvernement haïtien, car il n’y avait jamais eu de choléra en Haïti. Ils soupçonnaient qu’elle avait démarré au centre du pays, dans un village attenant à un camp de soldats de l’ONU. Mais quand ils ont voulu aller plus loin dans cette investigation, les grands organismes, à savoir l’OMS et le CDC américain, ont considéré que ce n’était pas une priorité. C’est pourquoi le ministre de la Santé a demandé à l’ambassadeur de France s’il pouvait faire venir un épidémiologiste. Et c’est comme cela que je suis arrivé là-bas.

Quel était le problème politique sous-jacent ?
RP.
S’il s’avérait que l’épidémie était liée aux soldats de l’ONU, cela pouvait décrédibiliser leur mission de stabilisation du pays. C’est pour cela que l’OMS et un certain nombre de scientifiques américains ont mis en avant la théorie d’un choléra émergeant de l’environnement côtier et favorisé par le changement climatique. On se trouvait donc face à une histoire déjà construite, qui de plus résonnait avec les préoccupations environnementales de l’opinion publique.

« Il n’y a aucune raison pour que le choléra flambe à la vitesse à laquelle il a flambé, sauf si quelqu’un déverse dans un fleuve des fosses septiques contaminées par le choléra… »

Comment avez-vous réussi à lutter contre cette « histoire déjà construite » ?
RP.
En réalité, il n’y a aucune raison pour que le choléra flambe à la vitesse à laquelle il a flambé, sauf si quelqu’un déverse dans un fleuve des fosses septiques contaminées par le choléra… et c’est justement ce qui s’était passé. Avec les collègues haïtiens chargés de la surveillance épidémiologique, nous avons donc construit des tableaux de bord pour reconstituer le parcours de l’épidémie. Nous avons alors constaté qu’elle avait démarré à proximité immédiate de ce camp, où les soldats venaient de faire disparaître des tuyaux qui déversaient jusqu’alors leurs matières fécales dans la rivière. Or ces soldats venaient justement d’arriver du Népal, un pays où le choléra sévissait. 

Comment avez-vous fini par faire accepter la vérité ?
RP.
Nous avons publié nos résultats dans Emerging Infectious Diseases, la revue des CDC américains, ce qui prouvait qu’ils étaient solidement argumentés. Et quelques mois plus tard, d’autres chercheurs ont prouvé que la souche qui circulait en Haïti était la même que celle qui circulait alors au Népal. Malgré cela, ce n’est qu’en 2016 que le secrétaire général Ban Ki-moon a reconnu, du bout des lèvres, la responsabilité de l’ONU.

« Plusieurs collègues m’ont d’ailleurs rapporté une rumeur m’accusant d’avoir provoqué des émeutes »

Personnellement, comment avez-vous vécu cette immersion dans les problématiques géopolitiques ?
RP. L’un des grands enjeux était de savoir s’il fallait dire ce que je savais, et quand. Cela pouvait déclencher des troubles. Mais, d’un autre côté, il y avait aussi des dizaines de personnes qui se faisaient lyncher, accusées d’avoir propagé le choléra dans le pays. Plusieurs collègues m’ont d’ailleurs rapporté une rumeur m’accusant d’avoir provoqué des émeutes, et ce avant même que j’écrive la première ligne de mon rapport ! Dire la vérité était une décision compliquée pour laquelle j’ai pris des avis extérieurs, notamment de responsables de MSF France.

Les discussions autour de l’origine du coronavirus à Wuhan vous ont-elles rappelé ce que vous avez vécu en Haïti ?
RP. Ce sont exactement les mêmes procédés qui ont été employés. On a mis en avant une cause naturelle face à une cause humaine, qui elle, a été discréditée en lui donnant un côté immoral et complotiste. En face, la cause naturelle répondait aux inquiétudes du public quant à la déforestation, au commerce des animaux, etc. Comme cela avait été le cas pour Haïti, des scientifiques de très haut niveau sont intervenus, avec la parution d’articles dans The Lancet. Et on a refusé d’investiguer dans le laboratoire de Wuhan, comme on avait refusé d’investiguer dans le camp militaire en Haïti.
 

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Sauf que la Chine avait remplacé les États-Unis et l’ONU…
RP. Oui, mais à Wuhan aussi il y a une influence américaine, car des projets de recherche communs à la Chine et aux États-Unis étaient menés dans le fameux laboratoire. On voit bien que même côté américain, il est difficile d’avoir accès aux documents relatifs à ces projets. Il serait pourtant raisonnable de penser que tout le monde a intérêt à ce qu’on établisse avec certitude la cause d’une épidémie qui a fait à ce jour, selon les décomptes, entre 6 et 18 millions de morts.

*Enquête racontée par l’intéressé dans Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre, paru aux éditions du CNRS en 2019

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