"L’un des éléments déclencheurs de notre plan d’actions a été le suicide du Pr Megnien"

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Suite à la vague de suicides dans les hôpitaux français ces dernières années, notamment à l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), nous avons essayé de comprendre comment les établissements faisaient au jour le jour de la prévention sur les risques psychosociaux. A l’image de l’AP-HP qui a adopté début 2016 un plan d’actions pour prévenir et traiter plus efficacement et plus rapidement ces situations. Interview fleuve du Pr Rémi Salomon, vice-président de la sous-commission « Vie hospitalière » de la commission d’établissement médicale de l’AP-HP.
 

"L’un des éléments déclencheurs de notre plan d’actions a été le suicide du Pr Megnien"

What’s up Doc : Quels événements ont participé à la mise en place de votre plan d’actions pour prévenir les risques psychosociaux (RPS) ?

Pr Rémi Salomon. L’un des éléments déclencheurs de notre plan d’actions (mis en place en 2016) a été le suicide du Pr Jean-Louis Megnien à l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), en décembre 2015. Cet événement dramatique a fait réagir les médecins ou les paramédicaux de l’AP-HP, mais aussi les autres hôpitaux français. Mais ce genre d’événements dramatiques est la partie émergée de l’iceberg. Quand on fait le métier de soignant, on défend des valeurs qui sont tournées vers l’autre, celles de pouvoir collectivement soulager les souffrances des gens. Mais quand les soignants ont du mal à réaliser ces missions de soins ou de soulagement de la douleur de l’autre, cela les met en difficulté et cela conduit à de la souffrance morale et à un mal-être au travail. Nous savons aussi que le management au sein des équipes médicales n’est pas toujours optimal. Mettre en place une politique préventive, c’est donc essayer de comprendre quels sont les déterminants et pourquoi les gens expriment ce mal-être.
 

Quand exactement avez-vous mis en place un plan d’actions à l’AP-HP pour améliorer la prévention des RPS ?

RS. Le directoire de l’AP-HP a proposé de mettre en place un plan d’action le 4 janvier 2016 pour améliorer la prévention des risques psychosociaux et la gestion des conflits médicaux et l'accompagnement des situations complexes. Un groupe de travail réunissant une vingtaine de professionnels de santé de l’AP-HP ont fait des propositions qui ont été approuvées à l’unanimité par la Commission Médicale d’Établissement (CME) de l’AP-HP. Cela a donné naissance au plan d’action dit « RHPM » (ressources humaines du personnel médical) qui a été adopté par la CME du 10 mai 2016. C’est un plan en deux volets : un volet prévention et un volet « traitement des situations individuelles ».
 

Quelles sont les grandes lignes de ce plan dans le domaine de la prévention ?

RS. Nous avons tout d’abord décidé de former les chefs de service au management. La plupart n’avaient reçu aucune formation au management. On a donc organisé des journées de formation pour les responsables de structures et les chefs de service, pour qu’ils puissent par exemple laisser de l’espace au dialogue ou faire des entretiens individuels formalisés une fois par an, ce qui est fortement recommandé. Les chefs de service reçoivent chacun de membres de leur équipe pour vérifier que la personne se sente bien à sa place, que le travail qu’elle accomplit correspond bien à ce qu’elle veut faire. Ils étudient également s’il y a des évolutions de carrière à envisager. Il s’agit aussi de remettre au goût du jour les conseils de service qui avaient été mis en place dans les années 90 et qui avaient été un peu oubliés. Concrètement, il s’agit de réunir tous les membres d’un service plusieurs fois par an pour discuter des différents sujets, des problèmes et des solutions qu’on pourrait apporter. Bien entendu, on se parle dans les services. Mais, en raison des contraintes budgétaires qui sont les nôtres, le travail s’est intensifié, et ces espaces de parole avaient tendance à s’amenuiser de plus en plus. Personnellement, je réunis les membres de mon service pendant 1h30 tous les deux mois, c’est très utile.
 

« Nous avons tout d’abord décidé de former les chefs de service au management »

 

Comment mettre en place des conseils de service sur la durée sachant qu’il y aura à l’avenir toujours les mêmes contraintes de productivité et de temps ?

RS. Quand on veut, on peut, même si on a des emplois du temps très denses. Cela dépend du niveau de priorité que l’on choisit d’accorder à ces conseils de service. Mais si un chef de service considère que c’est important, il pourra tout à fait réserver un créneau d’1h30 tous les 3 /4 mois pour discuter avec les membres de son équipe. Il faut bien sûr s’assurer que chacun puisse se libérer de ses contraintes. On ne va par exemple pas faire ce genre de point à 20 heures, car les mères de famille ne pourraient pas venir
 

Quelles autres actions figurent dans le volet prévention du plan ?

RS. Nous faisons désormais en sorte d’accueillir les nouveaux arrivants convenablement, qu’il s’agisse des internes, des praticiens hospitaliers, des chefs de clinique… On prend une demi-journée ou une journée pour les accueillir. Un autre volet consiste à favoriser une culture de mobilité précoce et à faciliter les mutations concertées. C’est à la fois de la mobilité géographique mais aussi fonctionnelle. Au cours de notre carrière, nos missions pourront évoluer et on pourra changer de lieu de travail. Jusqu’à présent, quand on embrassait une carrière hospitalo-universitaire, on était en général nommé dans un service vers l’âge de 30 à 35 ans, et on y restait jusqu’à son départ à la retraite la plupart du temps. On n’avait pas non plus l’idée que l’on pourrait éventuellement faire autre chose, changer de service. Or, certains peuvent parfois se sentir de moins en moins à l’aise sur leur lieu de travail au bout d’un certain nombre d’années. Par exemple, si le chef de service change, il est possible que l’on s’entende moins bien avec lui. Les missions ou l’activité du service peuvent également changer, ou on peut tout simplement avoir envie de faire autre chose. Donc, introduire l’idée de pouvoir éventuellement changer de service ou de missions au cours du temps permettrait de soulager les collègues qui ont une perte de motivation au bout d’un certain temps. Nous sommes également vigilants sur les mobilités forcées qui interviennent notamment dans des périodes de restructurations et qui génèrent des angoisses. Les personnes doivent être accompagnées et conscientes des enjeux. Il faut également qu’on puisse leur laisser le choix.

 

Qu’en est-il du deuxième volet qui consiste à « traiter les situations individuelles » ?

RS. Nous avons mis en place un dispositif de signalement des situations que l’on a appelé « signalement des situations individuelles complexes ». Il faut préciser qu’il ne s’agit pas toujours de situations individuelles, il y a en effet souvent des situations systémiques. Si une personne ne va pas bien, c’est qu’il y a en général un problème dans l’équipe. Inversement, quand une personne ne va pas bien, elle met à mal le collectif.
Concrètement, il y a plusieurs niveaux de signalements qui sont pris en charge par les commissions de vie hospitalières (CVH). L’AP-HP, c’est 12 groupements hospitaliers et 39 hôpitaux. Il y a aujourd’hui une CVH dans chacun des groupements, ces commissions sont formées par des médecins volontaires. Une formation est proposée aux membres des CVH. Le signalement peut se faire bien sûr auprès des médecins du travail ou des psychologues du travail, voire auprès des membres de la direction des affaires médicales (administration), mais, en général, les médecins sont plutôt réticents à aller voir l’administration. Ils iront plus facilement voir un collègue qu’un membre de l’administration. Enfin, nous avons désormais à l’AP-HP un médiateur ancien chef de service, qui consacre aujourd’hui tout son temps aux situations vraiment difficiles qui lui sont signalées. Il va à la rencontre des gens de l’équipe et il fait parler tout le monde pour essayer de comprendre les problèmes. C’est comme ça qu’un certain nombre de situations ont pu être grandement améliorées, même si tout n’a pas été résolu.
 

Dans quels genres de situations intervenez-vous ?

RS. Quand, par exemple, un chef de service part à la retraite, les successeurs potentiels peuvent être en conflit. Il y a également parfois des chefs de service trop autoritaires. Le travail en équipe n’est pas toujours simple et le milieu hospitalier difficile, on peut avoir rapidement des gens qui ne se comprennent plus, ne se parlent plus ou ont le sentiment d’être « empêchés » dans la réalisation de leur travail. Nous intervenons aussi dans des situations de harcèlement moral ou de burn-out.
 

Est-ce que la dégradation des conditions de travail à l’hôpital et la vague de suicides récente ont modifié le regard des étudiants en médecine sur l’hôpital ?

RS. La souffrance au travail à l’hôpital pose aussi la question de l’attractivité des carrières hospitalières. De plus en plus de jeunes hésitent aujourd’hui à se lancer dans une carrière hospitalo-universitaire. Ils ont connaissance des difficultés que leurs confrères rencontrent au cours de leur carrière. Ils savent également que le contexte économique est difficile. Les difficultés du personnel hospitalier sont en partie liées aux contraintes budgétaires qui mettent les équipes sous tension. Tout cela, les jeunes en ont entendu parler. Ils le voient d’ailleurs quand ils font leur internat ou leur clinicat. Voilà pourquoi on commence à voir des jeunes qui renoncent à se lancer dans une carrière hospitalo-universitaire. Il y a peut-être aussi une question générationnelle : les jeunes d’aujourd’hui sont sans doute plus attentifs que leurs ainés à leurs conditions de travail et à leur qualité de vie au travail.

 

« Il y a également parfois des chefs de service trop autoritaires »

 

Quid de la médecine du travail à l’AP-HP ?

RS. C’est justement l’un des volets de notre plan : tous les internes qui commencent leur internat doivent passer à la médecine du travail. Aujourd’hui, moins de 10 % du personnel médical à l’AP-HP passent à la médecine du travail. On pourrait imaginer la rendre obligatoire pour tous mais la coercition n’est pas toujours bien vécue. De plus, nous n’aurions pas les moyens d’assurer une visite médicale pour tous, parce que nous n’avons pas suffisamment de médecins du travail. Par contre, si tous les jeunes passent dès le départ à la médecine du travail, on aura les moyens de détecter des personnes qui pourraient être fragiles. J’ai vu des internes et des externes qui étaient très en difficulté par rapport au milieu hospitalier qui est assez violent. Au-delà de la problématique du management des équipes, c’est aussi le fait d’être confronté au quotidien à la maladie ou à la mort. Enfin, l’accueil dans les services, et pas uniquement lors des journées d’accueil, est très important. J’aime bien parler de bienveillance, cela signifie être attentif pour que les jeunes autour de nous se sentent bien. Être attentif, c’est demander de temps en temps comment ils vont, laisser la porte du bureau ouverte pour qu’ils puissent venir nous parler…
 

Avez-vous des difficultés à recruter des médecins du travail et des psychologues de travail ?

RS. Oui, je pense d’ailleurs qu’il faut valoriser davantage la médecine du travail et les carrières hospitalo-universitaires. La médecine du travail doit prendre plus de place, y compris à l’université. Le projet de réforme des études médicales va dans le bon sens, car, si tout se passe comme prévu, on introduira plus de sciences humaines dans la formation et on diversifiera les origines et les parcours de formation. 
 

Depuis les récents accidents, comme le suicide du Pr Barrat, est-ce que de nouveaux  dispositifs ont été ajoutés au plan d’action ?

RS. C’est probablement encore un peu tôt pour mesurer les conséquences de ce plan d’actions qui est récent puisqu’il est passé en CME en mai 2016. Sa mise en place depuis trois ans se fait progressivement et j’ai l’impression que cela avance dans le bon sens. Mais l’essentiel du chemin est encore à faire. Ce plan, c’est une petite révolution. Certes, on est encore très loin du compte, mais, par exemple, la majorité du personnel a connaissance des CVH, ce qui n’était pas le cas il y a encore deux ans. Nous avons aussi formé de nombreux de chefs de service au management et les journées d’accueil pour les jeunes se multiplient. Les récents évènements dramatiques sont là pour nous rappeler qu’il ne faut pas « mollir », qu’il faut y consacrer du temps et de l’énergie. Mais il faut aussi une véritable volonté des gouvernances. L’ensemble de la communauté hospitalière (médecins, paramédicaux, direction…) doit prendre conscience de ce mal-être au travail. 

 

« Ce plan, c’est une petite révolution »

 

Est-ce que les équipes de management ont changé suite aux multiples accidents qui se sont déroulés depuis 2015 ? 

RS. Nous avons appelé notre plan « ressources humaines du personnel médical », mais les moyens que nous avons sont dérisoires. Dans n’importe quelle grande entreprise du secteur privé, il y a un département des RH avec des gens payés pour « gérer les carrières » ou faire passer des entretiens individuels. Mais cela n’existe pas à l’hôpital pour le personnel médical. Vous avez simplement un directeur des affaires médicales qui s’occupe notamment des fiches de paye, mais il ne s’occupe pas du reste. Quant aux CVH, ils fonctionnent sur la base du volontariat. On voit bien les limites de système et il faut en être conscient. On aurait besoin d’avoir plus de temps là où on en manque, mais aussi de plus de professionnels des RH pour s’emparer de ces questions essentielles.
 

Quand Marisol Touraine avait lancé en décembre 2016 une mission nationale de prévention du stress en milieu hospitalier, des voix s’étaient élevées pour dire que l’enveloppe budgétaire débloquée était insuffisante…

RS. Oui, tout le monde sait que nous manquons d’argent à l’hôpital, ce n’est pas un scoop. Quand il manque une infirmière ou un médecin dans un service pour faire le boulot, cela impacte le travail des autres. Donc, on pourra faire tous les plans RH du monde, cela ne remplacera pas l’infirmière ou le médecin qui manquent. Il nous faudrait aussi plus d’argent pour payer et former plus de médecins du travail. Nous manquons de budget pour recruter des personnes qui vont pouvoir écouter les personnes en souffrance et accompagner les carrières.
 

Quels sont les maux dont souffrait et dont souffre encore l’AP-HP ?

RS. Il y a un vrai problème de gouvernance à l’hôpital : c’est l’une des raisons de la dégradation des conditions de travail à l’hôpital. Nous venons d’une gouvernance basée sur le principe du mandarinat où les « grands patrons »  régentaient tout. Cela a fait son temps, même si cela existe encore un peu dans certains endroits. Et, aujourd’hui, nous sommes passés à un mode de gestion essentiellement administratif, le directeur de l’hôpital est un administratif, et beaucoup de gens ont le sentiment que les gens qui prennent des décisions sont trop éloignées de leurs problèmes du quotidien. Il faut vraiment que l’on revoit la gouvernance de l’hôpital ou qu’on associe plus les soignants à la gestion de l’hôpital. Il y a une défiance d’un côté comme de l’autre. Le corps médical se méfie de l’administration, et l’administration se méfie des médecins et des infirmiers. Cela amplifie les difficultés d’un système qui est déjà très contraint sur le plan budgétaire, il est indispensable de retrouver une confiance mutuelle entre les différentes catégories professionnelles et faire le pari de l’intelligence collective.
 

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