"Les harceleurs agissent en toute impunité à l’hôpital"

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Tout ce mois d'août, WUD part à la rencontre de ces médecins qui ont poussé un coup de gueule pour faire avancer le système en 2019. Aujourd'hui, le professeur Philippe Halimi (voir ici sa Consult’), président de l'association nationale Jean-Louis Megnien (ANJLM) qui vient en aide aux personnels hospitaliers harcelés et en souffrance (lire ici notre précédente interview). Il formule des propositions pour réformer en profondeur notre système hospitalier public qui n’a jamais semblé autant sur le déclin.

"Les harceleurs agissent en toute impunité à l’hôpital"

What’s up Doc. Quel est votre regard actuel sur la situation de l’hôpital public ? En mars dernier, vous nous expliquiez dans une interview que la loi HPST est une loi scélérate, puisqu’elle accorde des pouvoirs exorbitants aux administrations, tandis qu’il n’y a plus de contre-pouvoirs. Selon vous, « le directeur d’établissement est devenu le chef d’une entreprise que l’on appelle l’hôpital public »

Philippe Halimi. Il ne faudrait pas que l’on s’imagine que le problème de l’hôpital public ne réside que dans l’encombrement des urgences, le fonctionnement de l’hôpital public est de plus en plus insatisfaisant. L'association nationale Jean-Louis Megnien (ANJLM) constate le mal-être généralisé des personnels de soins. Nous essayons donc d’agir pour corriger cette vision d’une administration hospitalière qui a les pleins pouvoirs, et dont la préoccupation principale est de faire des économies. On regroupe des établissements en dépit du bon sens, toujours dans l’opacité la plus totale, la plupart du temps sans concertation avec les personnels qui sont sur le terrain. Sur ce terreau-là, les conflits interindividuels explosent, et l’administration s’en sert pour accentuer son emprise et donner perpétuellement des gages à la hiérarchie, même lorsqu’elle maltraite.

« Les jeunes médecins n’envisagent plus de faire leur carrière au sein de l’hôpital public » 

Ce qui nous préoccupe, c’est que l’on continue à assister dans les hôpitaux publics à des départs massifs de médecins, de chirurgiens, d’infirmiers, de cadres. Ce sont souvent les meilleurs, qui n’acceptent plus de voir se dégrader leurs conditions de travail, avec souvent un risque qu’ils estiment majoré, d’altérer la qualité des soins. Donc, que font-ils ? Ils alimentent le secteur libéral qui récupère ces personnels dégoûtés par le secteur public, alors que ce n’était pas leur choix initial d’exercice. Et pourtant, initialement, ils fondaient beaucoup d’espoir dans le fait d’exercer à l’hôpital public ; cette incapacité à conserver dans la durée ses personnels est inquiétante. Parallèlement à ces départs massifs, on voit qu’il y a un défaut d’attractivité de plus en plus prononcé pour les jeunes médecins qui n’envisagent plus de faire leur carrière au sein de l’hôpital public. Nous essayons de convaincre les instances politiques de la nécessité d’inverser cette spirale descendante, malheureusement pour le moment sans résultat tangible : le pouvoir politique est frileux, tarde à agir, alors qu’il est maintenant informé de la gravité de la situation.

« Nous ne sommes plus très loin du point de non-retour »

Or, en l’absence d’une intervention rapide des pouvoirs publics, il ne sera plus possible de freiner le déclin de notre système hospitalier. Les patients eux-mêmes prennent conscience de ce déclin ; ils constatent une baisse de la qualité des soins dont témoignent les derniers baromètres de sondage (Odoxa) avec une insatisfaction multipliée par deux et demi en seulement trois ans, chez les patients de l’hôpital. Ils finiront par se détourner de l’hôpital public. Cela risque de devenir irréversible, nous ne sommes plus très loin de ce point de non retour qui peut faire basculer notre système de santé vers une vision purement libérale avec des pans entiers de pathologies prises en charge préférentiellement par le secteur privé. Si cette vision se réalise, l’hôpital public se limitera à prendre en charge ce dont la médecine libérale ne voudra pas, pour des raisons de défaut de rentabilité : les patients âgés, les polypathologies… C’est déjà ce qui s’est passé avec la dépendance des personnes âgées que l’État a offert sur un plateau aux mutuelles, aux gros groupes privés pour le malheur des familles qui observent un décalage entre tarifs prohibitifs, voire inaccessibles, et qualité médiocre de la prestation de soins, qui n’obéit qu’à des objectifs de rentabilité.

« Corriger les excès de la loi HPST »

Quelles solutions proposez-vous pour relancer le système hospitalier ?

P.H. Tout d’abord, il faut le modifier en profondeur, corriger les excès de la loi HPST en redonnant du souffle, de l’espoir et des responsabilités aux personnels de soins. C’est le savoir-faire métier des professionnels de santé qu’on doit laisser s’exprimer, tendu vers un seul et même objectif de qualité des soins alors qu’on a volontairement cassé cette dynamique. Il faut restaurer cette confiance, les écouter, les respecter, les rendre maître de leurs destins de soignants plutôt que de les empêcher d’exercer leurs fonctions en toute sécurité ou de les déplacer comme des pions. Les personnels, c’est avant tout notre richesse au lieu d’être perçus par l’administration comme une charge financière qu’il faut à tout prix réduire, même au prix de dégâts collatéraux. L’administration considère souvent les personnels comme quantité négligeable, à tel point qu’en cas de réorganisation, plutôt que d’interroger les gens qui sont sur le terrain, on va systématiquement lancer des audits très coûteux. Cette gabegie financière secondaire à la multiplication d’audits inutiles laisse perplexe, alors que l’on nous serine qu’il n’y a plus d’argent.

« L’hôpital est le parent pauvre de Ma Santé 2019-2022 » 

La loi récemment adoptée - Ma Santé 2019-2022 - n’a pas pris de mesures pour corriger ce déséquilibre des pouvoirs au sein de l’hôpital au détriment des personnels de soins. Cette fenêtre d’opportunité n’a pas été saisie. On peut même dire que l’hôpital est le parent pauvre de cette loi. On n’a pas du tout pris en compte son déclin organisationnel et qualitatif. Au mieux, on s’en remet à des ordonnances dont on ne sait pas par qui elles seront rédigées et quand… Nous aurions préféré que ce soit la représentation nationale qui se saisisse de cette loi et la complète, notamment sur le versant de l’hôpital qui doit rester le poumon de notre système de santé. Il n’y a pas eu de discussions sérieuses que ce soit au Sénat ou à l’Assemblée nationale. Nous avons perdu une bataille, mais nous ne baissons pas pavillon. Nous nous emploierons inlassablement à essayer de convaincre le politique de l’urgence qu’il y a à réformer en profondeur la gouvernance hospitalière.

« Les harceleurs agissent en toute impunité »

Quelles autres mesures proposez-vous pour relancer le système ?

P.H. Le harcèlement continue à être un des fléaux du fonctionnement interne de l’hôpital, résultant de la verticalité des pouvoirs. Nous prônons une tolérance zéro vis-à-vis des comportements maltraitants. Pas uniquement en théorie, mais aussi dans les faits. Aujourd’hui, on élabore des chartes de bientraitance que l’on n’a pas l’intention d’appliquer. C’est uniquement de l’affichage. Or, sanctionner des comportements maltraitants ne coûte pas d’argent. Il faut simplement en avoir la volonté. De plus, cela a valeur d’exemplarité et de frein pour ceux et celles qui seraient éventuellement tentés d’assouvir des comportements déviants. On se doit de rappeler que le harcèlement moral est un délit. Actuellement, les harceleurs agissent en toute impunité à l’hôpital public. Ils sont même parfois promus, quand la justice les condamne. La gouvernance hospitalière actuelle n’accorde pas suffisamment d’importance à ce sujet. Elle ne tient pas compte des réalités de terrain, elle s’appuie sur une hiérarchie médico-administrative qui est, la plupart du temps, complice et passive. Et cette administration va demander à sa hiérarchie d’appliquer sans états d’âme des consignes qui ont été décidées dans un bureau, sans aucune concertation, en fonction de critères purement comptables.

« Les sanctions sont pour nous le cœur du problème »

 Quelles en sont les conséquences ? Ces mesures sont parfois délétères pour les personnels de soins et, bien entendu, pour les patients. Il y a un certain nombre de directeurs et de responsables médicaux qui ont été condamnés par la justice, de façon définitive, mais qui n’ont eu aucune sanction administrative. Pire, certains ont pu continuer à être promus… On ne tient pas compte des décisions de justice. Les sanctions sont pour nous le cœur du problème. Actuellement, on donne un très mauvais signal à la hiérarchie médicale, à la hiérarchie du personnel de soins et à la hiérarchie administrative. Le message émanant de la technostructure (directions locales, ARS, CNG, DGOS, cabinet du ministère de la Santé quand il décide d’ignorer nos alertes…) est le suivant : « allez-y, on vous couvre tant que vous faites appliquer les consignes qui ont été décidées en haut ». Et attention à celui qui n’obéit pas ou se plaint… En France, on est censé protéger les lanceurs d’alerte, sauf qu’à l’hôpital on les réprime. L’hôpital public est devenu contre-nature, une structure déshumanisée et violente. Et, malheureusement, l’État de droit n’est pas toujours respecté.

« L’hôpital est véritablement asphyxié par des années successives de restriction budgétaire »

Quelles autres mesures préconisez-vous ?

PH. Il faudrait évaluer et privilégier la qualité des prises en charge, mais aussi privilégier les projets à long terme, aux dépens du court terme. À cet égard, la France est en retard. On peut se référer à des personnes comme Olivier Véran (lire ici son rapport) qui, lorsqu’il a été consulté par la précédente ministre de la Santé, a jugé que, dans l’évaluation de la qualité des soins, et notamment à cause de la T2A qui a favorisé une vision quantitative des actes, la France avait 20 ans de retard. Cela signifie que l’on ne sait pas correctement évaluer la qualité des prises en charge en France, alors qu’on le fait dans tous les pays européens qui nous entourent. Enfin, il faudrait évidemment redonner des moyens financiers à l’hôpital, car ils sont certes insuffisants, on en manque cruellement, et l’hôpital est véritablement asphyxié, étranglé par des années successives de restriction budgétaire. Je parle volontairement de ce point en dernier parce que, si l’on ne corrige pas les lois de Santé, si l’on ne sanctionne pas les agissements maltraitants, si l’on ne privilégie pas la qualité, cela n’a pas beaucoup de sens de redonner des moyens financiers dans un système totalement déréglé et dysfonctionnant.

« Sur les 500 signalements, un seul a donné lieu à procédure en diffamation »

 Que répondez-vous aux personnes qui accusent votre association d’être victime de manipulations politiques ? Pour, par exemple, défendre les intérêts d’un tel au dépens d’un autre.

PH. Cette question est importante. Quand une personne se manifeste auprès de l’Association pour des raisons supposées de harcèlement, nous adoptons une méthodologie rigoureuse. Nous voyons très longuement la personne concernée, nous analysons les faits, nous posons des questions, demandons des documents complémentaires et procédons à des recoupements. Si, à un moment donné, la situation ne nous paraît pas claire, ce qui peut notamment survenir lorsque le conflit interindividuel dure depuis des années, nous en restons là. Nous nous refusons par contre, sauf exception, à échanger avec le harceleur supposé pour des raisons d’engagement de confidentialité vis-à-vis de la personne harcelée et pour lui éviter des représailles éventuelles. Prenons par exemple la carte des signalements de harcèlement qu’on est en train de mettre à jour. Sur les 500 signalements, il n’y a qu’un seul qui a donné lieu à procédure en diffamation que nous avons gagné. Ceci est un gage que nos informations sont sérieuses et vérifiées.

« Le meilleur moyen de se protéger, c’est de dénoncer ce qu’on subit »

 La plupart des cas qui nous sont soumis correspondent réellement à des situations de harcèlement. Beaucoup d’ailleurs donnent lieu à des procédures judiciaires, administratives  ou pénales. Les harcèlements sont en réalité plus nombreux car il arrive souvent que celui qui nous contacte signale d’autres personnes harcelées dans son établissement mais qui ont peur de se manifester auprès de nous par peur des représailles. Pourtant, le meilleur moyen de se protéger, c’est de dénoncer ce qu’on subit. Et je pense que l’ANJLM a joué un rôle de catalyseur pour mettre en confiance les personnes qui étaient en souffrance pour cette raison. Elles ont pris conscience qu’il y avait une association qui était prête à les défendre, prête à dénoncer les conditions dans lesquelles elles étaient mises, prête également à faire œuvre de propositions pour réformer en profondeur ce système injuste.

« Un rééquilibrage des pouvoirs entre personnels de soins et administration »

Justement, allez-vous continuer à être force de propositions à l’avenir ?

PH. Oui, l’association a pris conscience qu’il ne suffisait pas de défendre les personnels harcelés, qu’il fallait aussi être force de proposition. Et, d’ailleurs, l’analyse que l’on fait de l’état du système hospitalier public et des mesures à prendre a été reprise par l’Académie de médecine qui fait exactement le même constat que nous. Elle fait des propositions qui sont très proches des nôtres. À l’occasion de l’examen de la dernière loi santé, nous avons pu convaincre un certain nombre de parlementaires afin qu’ils prennent en main ce dossier. Cette action politique n’a pas bien fonctionné pour le moment, mais, à l’avenir, nous insisterons d’avantage sur le fait que la meilleure prévention des phénomènes de harcèlement et de maltraitance consiste à modifier la loi dans le sens d’un rééquilibrage des pouvoirs entre personnels de soins et administration, ce qui passera nécessairement par une réforme en profondeur du système de santé.
 

Qu’est-ce que cela fait d’être bientôt à la retraite ?

PH. Dans toutes les régions de France, les collègues que je rencontre me disent la même chose: « Quelle chance tu as de partir bientôt à la retraite ! Qu’est-ce que j’aimerais être à ta place ! » Cela dénote à mon sens très bien de la profondeur du malaise…

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