Le mal d'Omer

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Critique de "Saint Omer" de Alice Diop (sortie le 23 novembre 2022).

Le mal d'Omer

Une jeune romancière assiste au procès d'une mère infanticide avec pour ambition d'y puiser matière pour son prochain ouvrage. Enceinte elle-même, et retrouvant des éléments de sa propre histoire à mesure que la procédure se déroule, elle est gagnée par la confusion et les questions vertigineuses que pose l'affaire : sait-on vraiment qui on est et dans quelle mesure nos comportements les plus irréversibles sont-ils issus de notre volonté? Prix Louis Delluc et représentante de la France aux Oscars, Alice Diop signe un film sublime, le choc de cette fin d'année. 

Saint Omer se déroule essentiellement à Saint-Omer. En passant de la ville au titre de son film, Alice Diop a-t-elle délibérément choisi d'en ôter le trait d'union ? Toujours est-il que c'est bien une désunion qui hante cette oeuvre de bout en bout impressionnante de maîtrise formelle comme émotionnelle. Cette césure qui réside en chaque être, cette faille au coeur de notre humanité qui, de façon souterraine et régie par des forces mystérieuses, peut se muer en gouffre duquel jaillit l'irréparable. Cet irréparable que la justice comme la psychiatrie, c'est leur point commun et leur noblesse, s'attellent néanmoins et inlassablement à comprendre et, oui, même si c'est par des chemins détournés, à réparer. 

La réalisatrice inscrit d'emblée son alter ego cinématographique dans les pas de Marguerite Duras, dont au début du film les mots saisissants résonnent superposés à des images terribles, rappelant le rôle essentiel du langage pour signifier l'expérience vécue autant que la transfigurer. La même Duras qui s'était un peu perdue en couvrant pour le journal Libération l'affaire Gregory, là où au contraire Rama, la romancière du film, va, par la confrontation à cette jeune mère meurtrière, se retrouver. Cet hommage aux mots parcourt le film, ceux qui tissent la procédure judiciaire, ceux qui signent une éducation, ceux qui trop souvent blessent - l'on songe à la fulgurance des propos racistes, doucereux comme tranchants, qui ponctuent le film sans jamais en atténuer la portée universelle.

A la lisière de ce dispositif littéraire, le langage permettant à chacun d'accéder à une forme de vérité, Alice Diop oppose une matrice à la limite de l'abstraction, des parenthèses quasiment mutiques qui laissent place à l'onirisme et rendent presque palpable l'inquiétude qui sourd de son héroïne. Tout comme ces deux trajectoires qui se frôlent, celle de la romancière et celle de l'accusée, cohabitent ainsi deux films qui se répondent constamment, deux langages qui finissent par se compléter, celui de l'oeuvre littéraire et celui, plus souterrain, de la puissance cinématographique. L'on songe à cette scène sublime au cours de laquelle Rama, par le visionnage de la Médée de Pasolini, semble accéder à une matrice de lecture universelle au sein de laquelle les visions du cinéaste et le récit probablement halluciné de l'infanticide convergent. Les "forces de l'esprit" auxquelles se référait François Mitterrand avant de mourir, avec l'ambiguïté probablement volontaire qui lui était propre, se manifestent de façon presque tangible par la simple force des choix de réalisation, associant sans les contredire une approche clinique et une vision plus ésotérique, au sein de laquelle la notion complexe d'identité culturelle est brillamment abordée, ces deux visions n'étant problématiques que quand on les charge de préjugés réducteurs. 

On notera l'absence, probablement délibérée, de toute prise de parole psychiatrique au cours de l'âpre récit de cette descente aux Enfers. Et pourtant, quelle limpidité dans la description d'une construction identitaire échouée, phagocytée par la toute-puissance maternelle, le poids de la tradition doublé du choc de l'acculturation. C'est lors d'une plaidoirie cathartique et déchirante, prononcée par une Aurélia Petit impressionnante, pour ce qui constitue probablement LE moment cinématographique de cette année 2022, que tout ceci finira par prendre corps. En femme énigmatique au-delà du symptôme, à la recherche d'elle-même et dont le discours construit laisse transparaître les brèches en amalgamant passé et présent, Guslagie Malanda imprime le film de son corps alourdi, de son regard perçant et du miroir qu'elle renvoie à chacun d'entre nous, définitivement insaisissable mais limpide de son humanité. 

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