Fou y es-tu

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Critique de "Habités", de Séverine Mathieu (documentaire en tournée depuis le 19 octobre 2022 et disponible en DVD)

Fou y es-tu

Séverine Mathieu a animé pendant trois ans un atelier d'écriture cinématographique avec des "usagers de la psychiatrie" marseillais, avec pour ambition d'aboutir à la réalisation d'un documentaire autour de leur parcours de - qualifions-le ainsi - réhabilitation. Le film tire sa force de cette durée, en ce qu'elle a permis que s'établissent un profond respect et une profonde confiance entre la cinéaste et les protagonistes, et surtout en ce que, à partir de l'expérience de la chronicité, se dégagent une force et une pertinence dans le propos. Au-delà des termes déjà galvaudés d' "inclusion" et de "déstigmatisation", et en réponse au climat ambiant terriblement malsain où la place du "fou" semble poser question au moindre drame, ce documentaire apporte très humblement sa pierre à l'édifice de la dignité de ceux qui souffrent d'être soi au milieu des autres, et de ceux qui les accompagnent. Bien sûr, chère Marianne, que les « fous » y sont, dans la rue! Et peut-être que c’est ce qui contribue à la rendre vivable, pour peu qu’on ne les ignore pas.

Ils sont quatre. Quatre que Séverine Mathieu filme à des moments de leur vie que l'on pourrait qualifier de banals mais qui, chacun à sa manière, contiennent une part de fulgurance, de vérité, d'extra-ordinaire. Roger, qui se définit comme un "indien dans la ville", semble condamné au décalage, toujours une longueur d'avance ou de retard sur son interlocuteur. Le cabotinage est un refuge, et le voir arpenter la scène d'un théâtre est aussi insolite que logique. Nicolas, lui, se confronte à la réalité de sa maladie et aux limites de sa volonté de faire sans elle, comme en témoigne un entretien psychiatrique au cours duquel il sera amené, tout en douceur et en clarté, à se positionner autrement. Khadidja narre son parcours de marginalisation comme un conte d'Andersen, elle semble avoir fait de ce goût pour la féérie une enveloppe pour supporter ses traumas. Quant à Wilfrid, c'est un poète urbain à la croisée de son parcours de réhabilitation psycho-sociale, entre le foyer et l'appartement thérapeutiques.

En arrière-plan, bienveillants et solides, les soignants qui accompagnent ces personnages en quête de soi plus que d'insertion, nous font prendre conscience de la complexité du maillage nécessaire au maintien d'une prise en charge psychiatrique de secteur. Tout comme la voix off de la réalisatrice, ils sont l'indispensable reflet de la dialectique qui s'opère entre leur pathologie et leur individualité, leurs symptômes et leur vécu de ces symptômes. Ces quelques scènes illustrent en effet la frontière poreuse entre logique et délire, individuation et marginalisation, abus de faiblesse et solidarité. Et rappellent admirablement que l'enjeu de la réhabilitation psycho-sociale se situe bien plus autour de la qualité de vie que de la rémission symptomatique. C'est en cela que notre spécialité est si difficilement compréhensible, même par l'univers médical "classique". Et c'est au regard de tels parcours, et malgré l'effroyable crise qu'elle traverse, qu'elle continue d'être source de grandeur.

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