Dépossession

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Critique de "La Femme de Tchaïkovski" de Kirill Serebrennikov (sortie le 15 février 2023). 
Elle ne connaît rien de sa musique ni de sa renommée. Pourtant, Antonina l'a décidé : soit elle se fera aimer du compositeur Piotr Tchaïkovski et elle l'épousera, soit elle se suicidera. Une union non consommée et sans passion ne changera rien à son obstination. Pas même la violente répudiation que lui imposera son mari.

Dépossession

Mage cinéaste, Serebrennikov impose sa vision de l'âme russe à travers le portrait d'un artiste célébré et d'une anonyme sacrifiée, tous deux reliés voire aliénés par une toxicité sans issue, victimes d'une société broyeuse d'âmes. Au premier degré autant que dans une perspective métaphorique, le film impressionne.

Kirill Serebrennikov maîtrise l'art de la mise en scène au cinéma autant qu'au théâtre. C'est sur la scène d'un plateau labyrinthique et sans fin, à travers l'objectif d'une caméra qui la prend en tenaille, autant que dans son cerveau malade que nous accompagnons Antonina Milioukova pendant presque deux heures trente, héroïne d'un ballet noir tel que Tchaïkovski aurait pu le composer. La force qui se dégage de son film tient du caractère resserré de l'intrigue et de la description psychologique, linéaire telle un délire en secteur. Point n'est besoin de contexte, et l'on ne comprend pas toujours quels sont les personnages qui se succèdent à l'écran : l'histoire se joue constamment hors champ, tout comme les éléments rationnels sont tenus à l'écart de la psyché d'Antonina, sans que l'on sache jamais vraiment dans quelle mesure, déni ou délire, elle est en est consciente, et consentante. 

La trajectoire de cette passion forcenée et délétère est délivrée dans sa dimension tragique grâce au jeu enfiévré et faussement simple d'Alyona Mikhailova, tandis qu'Odin Lund Biron sait faire passer son Tchaïkovski du calme débonnaire à la cruauté froide en un seul mouvement de regard ou de visage. Elle peut être vue au premier degré, dans sa puissance opératique et gothique, Serebrennikov abolissant peu à peu les repères temporels et spatiaux alors que son héroïne s'enfonce dans les profondeurs de sa prison mentale, entre hallucinations et onirisme. Mais à travers cette incapacité, ce refus de voir son mari, homosexuel notoire qui a passé sa vie à la canceller avant l'heure, autrement que comme le grand et pur génie que le roman national voulait qu'il soit, comment ne pas rapprocher la femme de Tchaïkovski de ce peuple tout entier conquis aux délires nationalistes de ceux qui le gouvernent depuis plus d'un siècle ? Ayant côtoyé au plus près la dimension totalitaire du régime poutinien, nul doute que le réalisateur ait voulu assortir son opéra échevelé d'une dimension politique.

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