CHU de Grenoble : les urgences au bord de la crise de nerfs (1ère partie)

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La situation aux urgences du CHU de Grenoble n’aurait jamais été si catastrophique. Manque cruel de personnel et de lits, vague de démissions de médecins, plus de 12 heures aux urgences depuis plusieurs semaines…  Première partie d'une enquête en deux volets. 

CHU de Grenoble : les urgences au bord de la crise de nerfs (1ère partie)

« Sur 3 ans, on a 10 % d'augmentation de fréquentation des urgences, on est passé de 55 000 à 60 000 passages par an. On a des délais d'attente importants, des gens qui sont en souffrance. On a un défaut de personnel flagrant, avec des heures supplémentaires qui s'accumulent pour compenser les arrêts de travail, les sous-effectifs et les défauts de recrutement ». Interviewé par France Bleu en mai 2019, soit deux mois après le début de la grève des urgences, Mathieu Cardine, médecin du CHU Grenoble-Alpes (CHUGA) et au SAMU38, faisait partie des urgentistes en colère mobilisés pour protester contre les manques de moyens et d'effectifs et dénoncer un « point de rupture jamais atteint ».
 
Un an plus tard, la situation n’a jamais été aussi catastrophique aux urgences du CHUGA, rapportait le 25 août dernier le Dauphiné libéré. Contacté par WUD, la secrétaire générale de la CGT Santé de l’établissement, Chantal Sala, confirme ces informations. Selon elle, la situation se serait aggravée depuis l’annonce de la démission de Mathieu Cardine durant l’été, suite au refus de sa nomination sur un poste de PH. « Quand ils ont appris que le Dr Cardine n’avait pas été nommé PH, cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour de nombreux médecins. Cela a embrasé tout le service des urgences », a observé Chantal Sala.
 
Selon elle, cette décision pourrait être « une punition car Mathieu Cardine portait haut et fort la parole des soignants », lui qui s’était fortement mobilisé avec le collectif inter-hôpitaux (CIH) ou le collectif inter-urgences (CIU). Une hypothèse également soutenue par 45 médecins du CHUGA signataires d’une lettre de soutien envoyée à la direction le 17 août dernier.

Vague de départs

« Sommes-nous à l’heure des punitions ?, s’interrogent les médecins. Aurait-il parlé « trop fort » ? Il semble que cela lui soit reproché à titre personnel, alors que nous adhérons tous aux revendications qu’il a soutenues, pour l’avenir de la médecine d’urgence intra et extra-hospitalière, notamment l’ouverture de lits d’hospitalisation dans les services pour la mise en adéquation aux besoins quotidiens. »
 
La lettre précisait également que de nombreux praticiens urgentistes avaient quitté le navire en 2019 (6 médecins, dont le chef de service…). Et évoquait une quinzaine de départs de médecins en 2020 « devant la dégradation significative des conditions de travail, les répercussions sur la qualité des soins, et sur la qualité de vie au travail ».
 
D’autres départs de médecins pourraient suivre dans les mois qui viennent, selon Chantal Sala qui craint que la démission de Mathieu Cardine « provoque une hémorragie », alors que « 15 % du personnel paramédical part déjà chaque année ». Et d’ajouter que les arrêts maladie s’accumulent chez les paramédicaux, si bien que « les relèves ne sont pas assurées et que la direction appelle le personnel durant leurs vacances pour leur demander de faire des heures supplémentaires ».

12 heures d'attente aux urgences 

Cette vague d’arrêts maladie pourrait en partie s’expliquer par la dégradation des conditions de travail au CHUGA. Dans leur courrier, les médecins dressent un tableau noir. Ils dénoncent « l’absence totale de prise en compte des efforts et des sacrifices concédés par l’ensemble de la communauté hospitalière, pour mieux soigner et prendre en charge le flux toujours grandissant de patients ».
 
Pire : selon eux, un tiers des patients admis aux urgences de l’établissement auraient séjourné plus de 12 heures depuis plusieurs semaines, en raison d’un manque de personnel et de lits (200 lits seraient actuellement fermés, selon la CGT Santé du CHUGA). Des délais de prise en charge qui provoqueraient une mise en danger des patients, selon les médecins.
 
« Aux urgences du CHU, ils ne cessent de réclamer des lits pour pouvoir hospitaliser les malades, mais ils n’obtiennent pas de réponse, donc ils commencent à péter les plombs et à s’épuiser », constate Chantal Sala. Les médecins sont d’autant plus exaspérés que les dysfonctionnements ne datent pas d’hier au CHU de Grenoble.

Multiplication des cas de souffrance au travail

Suite au suicide d’un jeune neurochirurgien sur son lieu de travail (au bloc opératoire) en 2017, le rapport du médiateur national Édouard Couty épinglait les « défauts dans la gouvernance de l’institution » et une multiplication des cas de souffrance au travail et de maltraitance dans les services. Auditionnés, des praticiens hospitaliers en souffrance avaient fait état de « difficultés de communication, d’absence de considération ou de participation voire de harcèlement moral ».
 
Le rapport dénonçait également un management très orienté vers les problématiques budgétaires, si bien qu’il manquait « une attention particulière aux difficultés et aux souffrances des personnels (médicaux en l’occurrence) ». Autre constat du rapport : une organisation et un management très centralisés laissant peu d’autonomie aux acteurs sur le terrain. Il recommandait donc « un management plus orienté sur la confiance, la bientraitance » pour aboutir progressivement à un mode de management « plus participatif ». En collaboration avec la médecine du travail, la CME avait commencé à mettre en place une sous-commission vie hospitalière pour aborder les situations conflictuelles dans le champ médical.
 
Mais cette initiative ne semble pas avoir produit les effets escomptés car de nombreux soignants seraient encore en souffrance au travail. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder la multiplication des arrêts maladie des soignants (selon la représentante syndicale), la vague de démissions récente ou l’« incompréhension » et la « colère » des médecins à l’origine du courrier de soutien envers leur ex-collègue.

En route vers la privatisation ? 

Et cette situation ne semble pas prête de s’arranger. Notamment quand on regarde de près la mauvaise santé financière de l’établissement. « Dans son budget 2020, le CHU de Grenoble avait présenté avant le Covid un déficit de 13 millions d’euros, après un déficit de 5 millions l’année dernière, selon un autre représentant syndical de la CGT. Donc, la direction nous explique qu’elle n’aura pas les moyens de financer son plan pluriannuel d’investissement. »
 
Pour régler ses problèmes financiers, la solution de la direction pourrait donc être « la privatisation, c’est-à-dire un apport privé pour financer les investissements en faisant un partenariat avec le repreneur qui pourrait être une clinique privée », craint le représentant syndical qui fait allusion à Doctegestio, un groupe issu de l'immobilier, qui vient de racheter la clinique mutualiste de Grenoble.
 
Ce n’est donc pas étonnant que les médecins quittent le navire, selon lui. « Ils ne sont pas fous. Ils savent qu’ils vont morfler en raison de la restructuration de l’offre de soins et de cette probable privatisation. Tout ce qui est le plus rentable va passer au privé. »
 
Quant aux médecins du CHU, ils mettent en garde dans leur courrier, contre une « catastrophe humaine inévitable », mais aussi la « désertification » du SAU (Service d'accueil des urgences) du CHUGA qui serait « actuellement en très bonne voie ».
 

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