« Ce n’est pas parce qu’on s’arrête 6 mois pour faire un bébé, qu’on devient débiles, et qu’on ne peut pas faire carrière à l’hôpital »

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Au CHU de Rouen, les femmes médecins se sont rassemblées au sein du réseau Agnodice, pour s’entraider, s’écouter, arrêter de s’auto-censurer, et mener la carrière de leur choix, sous l’impulsion d’Emilie Occhiali. Rencontre avec une militante.

« Ce n’est pas parce qu’on s’arrête 6 mois pour faire un bébé, qu’on devient débiles, et qu’on ne peut pas faire carrière à l’hôpital »

What’s up Doc : Un réseau d’entraides entre femmes au CHU de Rouen, d’où vient l’idée ?

Emilie Occhiali : Je suis PH d’anesthésie-réanimation au CHU de Rouen. Je mûrissais l’idée depuis longtemps, alors je me suis lancée courant 2020. J’ai été pas mal influencée par une amie, juriste, qui fait elle-même partie d’un cercle de femmes, un réseau professionnel, très basé sur l’entreprenariat. Nous en médecine, on n’a pas d’entreprise à monter, donc il n’y a pas ce fameux plafond de verre, n’empêche qu’il y a quelques similitudes. Donc je me suis inspirée d’elles, pour créer le réseau Agnodice à l’hôpital et nous sommes 16 co-fondatrices. Nous ne sommes qu’au début.

 

Avez-vous vécu ou été témoin, dans votre carrière, d’évènements sexistes qui vous ont donné l’envie de créer ce réseau ?

E. O. : Il n’y a pas eu de déclencheur particulier, mais par l’expérience, en discutant avec des collègues femmes, je me suis dit, il y a un sujet. J’ai lancé un filet en envoyant un mail à des collègues pour leur partager mon idée, d’un réseau à la fois très professionnel pour faciliter la conduite de projet transversaux, mais aussi un endroit où les femmes médecins peuvent s’exprimer, et promouvoir des modèles de carrière différents. Régulièrement je rencontre des jeunes internes, filles, qui n’osent pas. Elles pensent que leur carrière va être compliquée, par exemple pour les carrières universitaires, parce que c’est un monde d’hommes. Et c’est pour toutes ces raisons, que je me suis dit on va essayer. Et j’ai eu des retours très enthousiastes.

 

Vous n’avez vraiment pas vu de machisme à l’hôpital ?

E. O. : Il y en a. Une des fondatrices, professeur de chirurgie, a été invitée à une conférence pour parler de la place des femmes chirurgiens à l’heure actuelle, et avant même d’avoir pu s’exprimer à la conférence, elle avait déjà reçu des commentaires désobligeants : une femme et puis quoi encore, elle n’a rien à faire au bloc etc… Ce machisme existe encore. Sans faire de procès générationnels, les plus jeunes collègues sont moins versés là-dedans parce qu’ils ont plus été habitués à la féminisation en médecine. Mais on a encore certains mandarins qui sont réfractaires, ça les dérange en fait. Mais quand vous les interrogez, en vrai ils n’ont aucun argument objectif, de pourquoi ça les dérange. Il y a un peu de réaction à ça dans la création du réseau, pour faire de la pédagogie, lever l’autocensure des femmes qui n’oseraient pas. Ce n’est pas parce qu’on s’arrête 6 mois parce qu’on fait un bébé qu’on devient débile et qu’on ne peut pas continuer notre carrière. Il n’y a pas de problème avec ça.

 

Quel est le but du réseau ?

E. O. : Il y a trois piliers. Le premier est sur les carrières, pour accompagner les femmes médecins, et pas seulement dans la carrière universitaire, même pour des jeunes femmes PH, ou qui veulent le devenir, mais qui se questionnent sur les modalités. Car c’est très nébuleux les différents statuts qui existent, même si là, dernièrement ça tend à se simplifier depuis le Segur. Ça reste hermétique. Et une interne ne sait pas comment faire. Et si elle veut se lancer dans une carrière universitaire, il n’y a pas vraiment de modèle. Il n’y a pas de professeur femme dans leur spécialité auprès desquelles elles pourraient s’inspirer. Ça c’est le tutorat, mentorat.

Deuxième domaine, chercher à s’épanouir dans sa carrière, trouver un équilibre vie pro vie perso satisfaisant, avec des outils du quotidien, des conseils. Oui on peut tout à fait être PH temps plein et avoir trois enfants, ce n’est pas un problème. Mais il va falloir s’organiser. Parfois ça peut perdre les gens parce que ça semble très compliqué.

Et puis le troisième domaine, c’est développer un espace d’échanges où les femmes pourraient être libres de parler quand il y a des conflits parfois au sein de leur service. Car parfois, elles n’osent pas parce que leur chef de service est un homme et qu’elles imaginent qu’il ne pourrait pas comprendre. Les femmes restent avec leur problème et ne parlent à personnes. Donc on voudrait les mettre en lien avec des psychologues, des médecins du travail, si besoin. Ou juste un moment de réunion avec d’autres femmes pour se rendre compte qu’elles ne sont pas toutes seules.

 

Quelles seront vos actions ?

E. O. : Nous avons diversifié notre domaine d’action, nous sommes sur les RS, nous faisons une veille bibliographique, sur le thème de la femme en tant que professionnelle dans le domaine médical que l’on diffuse. Certaines sont plus dans la com’ et participent par exemple à des courses caritatives au nom du réseau. Certaines sont plus universitaires. Actuellement nous sommes sur deux projets, déjà une conférence à la fac pour montrer aux étudiantes les parcours qui sont possibles, leur expliquer qu’on peut être professeur de chirurgie, ou chirurgienne. Même si pour l’instant sur notre CHU il n’y a que 20% de chirurgienne.
On veut aussi créer un guide du parcours universitaire, parce que cette carrière est trop nébuleuse et c’est décourageant. Quel dossier faut-il ? Combien de temps ça prend ? C’est quoi exactement une thèse de science ? Là jusqu’à présent c’est par connivence, c’est-à-dire qu’un PU rencontre un interne et va en faire son poulain. Mais il y en a plein d’autres qui aimeraient ce genre de carrière et qui ne se lancent pas parce qu’ils ne savent pas. Donc nous aimerions créer ce petit guide de la carrière hospitalière pour la rentrée prochaine, avec les grandes étapes, réalisé par des personnes qui sont réellement passées par cette carrière. Raconter les écueils, les moments de difficultés, qui appeler quand on rencontre tel problème… Voilà nos projets pour les 6 mois qui viennent.

 

Vous avez appelé le réseau Agnodice, est ce que vous avez noté que certaines médecins ou internes minimisent leur féminité à l’hôpital ?

Je ne l’ai pas vu. Je n’ai pas ce biais là en anesthésié réa parce que c’est une des spécialités où il y a le plus de parité. Mais les collègues chirurgiennes ont été confrontées à ça. L’été arrive, elles se mettent en jupe, ‘ah quand même ça ne fait pas très sérieux’. Donc je ne sais pas si elles se masculinisent, mais elle se censurent un peu dans leur féminité, pour ne pas se prendre des réflexions. C’est désagréable à force. Même si, on n’a pas besoin de se grimer comme Agnodice l’a fait. En revanche, il y a de l’auto-censure, ça peut aller jusqu’à ne pas prendre une spécialité, parce qu’on sait que c’est une spécialité où il y a beaucoup d’hommes macho. Pour ne pas être confrontées à ça, elles vont aller dans une spécialité où il y a déjà quelques femmes.  Donc les femmes ne vont pas faire la carrière dont elles ont profondément envie. Et certaines femmes, plus anciennes se sont transformées en dures. Parce qu’il fallait s’afficher avec un caractère masculin pour pouvoir s’imposer dans leur discipline, que l’environnement était compliqué, pour être prises au sérieux dans leur spécialités, elles en sont devenues très dures. C’est une forme de déguisement aussi.

Qui est Agnodice ?

On raconte que vers 350 av. JC, Agnodice, une jeune Athénienne, issue de la haute société, se déguisa en homme pour suivre les cours d’un célèbre médecin de son époque. Elle passa l’examen et devint l’une des premières femmes médecin et gynécologue de l’histoire, toujours grimée. Après le scandale de la révélation de son genre, soutenue par ses contemporaines, elle permit de faire changer la loi à Athènes, qui promulgua l’autorisation de pratiquer la médecine pour tous.

Si sa réalité est parfois contestée, son existence est considérée comme vraisemblable.

 

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